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1673

THOMISME

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III. Genèse de l’ontologie thomiste. — Une étude objective de l’ontologie thomiste présuppose nécessairement un regard sur la genèse de cette ontologie. Nous croyons devoir commencer par là, en nous attachant particulièrement à l’opuscule De Ente et Essentiel, ouvrage de jeunesse, mais qui renferme toutes les promesses de l'âge mûr. Manifestement contemporain des premières leçons sur les Sentences (ia54), cet opuscule esquisse une réaction contre la conception, alors commune, qui admetttait même dans les créatures incorporelles (anges) une certaine composition de matière spirituelle. On y prend sur le vif la maturation de l’ontologie thomiste.

Le R. P. M. D. Roland-Gosselin, O. P., a donné récemment à la Bibliothèque Thomiste une édition critique de cet opuscule, avec commentaire (Le Saulchoir, Kain, iq.>.6) Nous ne saurions faire choix d’un meilleur guide. Le commentateur ne vise point à tout dire ; mais son investigation, poussée selon deux directions capitales, éclaire vivement toute la doctrine condensée dans les pages de saint Thomas. Lo principe d’individuation, et la distinction réelle entre essence et être : telles sont les deux directions choisies. On ne saurait mieux choisir. Sur l’un et l’autre point, on nous fait entendre successivement la tradition des philosophes et celle des théologiens, en arrêtant l’enquête aux premiers disciples et adversaires de saint Thomas.

i) Le principe d’individuation. — La notion de l’individuel est au centre même de la philosophie d’Aristole. La distinction entre substance première, qui tombe sous le sens, et substance seconde, qu’atteint seul le regard de l’esprit, ou entre matière et forme, l’introduit naturellement. Etudiant la substance corporelle, Aristote constate le rôle de la matière, , principe d’unité numérique et de distinction dans l espèce. Il ne pousse pas plus loin ; mais ses disciples marcheront sur ses brisées. Boèce expliquera l’individu par une conjonction singulière de propriétés qui ne peuvent se rencontrer en aucun autre. La considération des accidents l’orientera vers la notion de matière déterminée. Au xi' siècle, le philosophe arabe Avicenne dégagera cette notion, et trouvera dans l’union à une matière déterminée le principe de l’individualité, que l'àme acquiert pour ne plus la perdre.

Sous l’influence aristotélicienne, la théorie de l’individuation par la matière avait pris possession des écoles médiévales. On retendit même aux purs esprits, en expliquant leur constitution par la présence d’une certaine matière spirituelle. Contre cette conception bizarre et inconsistante de la matière spirituelle, Guillaume d’Auvergne et Albert le Grand furent les premiers à s’inscrire en faux. Les grands docteurs franciscains, Alexandre de Halès et saint Bonaventure, continuaient de suivre le courant. Saint Thomas s’y opposa résolument, au nom même de la pure tradition aristotélicienne : d’une part, il reprit la trace du philosophe, en assignant la matière et la quantité déterminée comme double principe d’individuation quant aux substances corporelles ; d’autre part, il écarta, dès le De Ente et Essentiel, le problème quant aux anges : pures formes spirituelles, à ses yeux distinctes comme autant d’espèces.

a) f.a distinction d’essence et d'être dans les substances créées. — Sur ce nouveau terrain, l’initiative du Docteur Angélique apparaît également souveraine.

in iis rebua, de quibus in scholis catholicis in ter melioiis notæ uuctores in contrariai partes disputari solel, quisquam prohibendu* est eam sequi sententiam quæ sibi verisimilior videatur…

Ici encore, Aristote a, de loin, ouvert la voie en posant avec toute la netteté possible la distinction logique entre la quiddité delà chose et l’acte réel de son existence. Autre chose est l’essence d’un homme, autre chose le fait de son existence. Tô <5s t< iiTi> u.iiBpwnoi xal ri eivat à.vOp<anov aXXo, Post. An., 1, 926, q1 1. A-t-il franchi le pas qui sépare de la distinction purement logique la distinction réelle ? Le P. Roland-Gosselin ne voit aucune raison de l’aflirmer. Pour rencontrer la distinction réelle, il faut descendre non seulement plus bas qu' Aristote, mais plus bas que Boèce, plus bas que le pseudo- Aristote De Causis. Le véritable initiateur est, ici encore, Avicenne, qui, reprenant une donnée aristotélicienne, fonde sa métaphysique sur l’opposition entre l’Etre nécessaire et l'être contingent. L’Etre nécessaire n’a pas de cause ; indistinct de son être, qui l’affermit dans son absolue nécessité, il n’a pas, à proprement parler, d’essence. Ni multiple ni muable ; un ; unique ; cause de tout hors de lui. L'être possible est causé ; c’est un effet. Il dénote une cause préalable, qui en définitive se résout dans l’efficacité de la Cause première. La possibilité suppose un sujet : c’est la matière. Seulespeuvent commencer d'être les substances ayant une matière : et les corps, et l'àme humaine, qui a besoin d’un corps pour parvenir à l’existence. Que dire donc des substances immatérielles ? Elles présupposent une possibilité essentielle, qui est leur essence même, et donc elles ne sont pas simples.

A l’extrême opposé, Averroès nie dans les substances spirituelles toute potentialité. Comme il ne voit pas la nécessité d’une telle potentialité pour les distinguer du premier Etre, il admet au-dessous de lui d’autres formes simples comme lui, et toutefois moins que lui, par cela seul qu’elles en dépendent. Averroès identifie l’essence et l'être.

L’introducteur delà distinction réelle dans la théologie latine, fut Guillaume d’Auvergne. En empruntant la donnée fondamentale d' Avicenne, il se préoccupa de la corriger par l’affirmation très nette de la Toute-puissance créatrice, que rien ne limite. L'être créé est participé : dans cette participation, la souveraineté de la Cause première est empreinte.

L'école franciscaine se désintéressait de la question, d’autant plus volontiers qu’en admettant dans les intelligences pures composition de matière spirituelle, selon la doctrine alors courante, elle pensait faire face aux difficultés que soulève la conception de purs esprits au-dessous de Dieu.

Albert le Grand évolua autour des positions de Boèce, du Pseudo-Aristote, d' Avicenne et de Guillaume d’Auvergne. Esprit plus étendu que ferme, il ne cessa de se raviser et de se reprendre, sans donner de sa pensée une formule définitive. ' Du moins fut-il des premiers à poser le principe capital d’un seul être dans le Christ. In III d., 6, a. 4 et 5.

La pensée de saint Thomas apparaît ferme dès ses premiers ouvrages. La distinction réelle de l’essence et de l'être est, à ses yeux, postulée soit par la condition de l’essence finie, telle quenous la concevons, indigente au regard de l'être, soit par la condition singulière de l’Etre divin, nécessaire et unique, soit par la nature de l'être créé, essentiellement relatif à une Cause première. Quant à l’unité d'être dans le Christ, il n’a jamais varié sur l’assertion fondamentale, mais seulement dans l’expression. La relation mystérieuse de l’humanité du Christ à l’Etre divin ne cessa d’attirer sa méditation et lui suggéra des expositions diversement nuancées, selon la diversité des aspects, mais concordantes au fond. Une certaine hésitation devant le mystère est toute la raison des fluctuations de langage dont on exagère parfois la portée. Nous aurons occasion d’y revenir.