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PRAGMATISME

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eux-mêmes et en opposition les uns avec les autres, mais un fait aussi vulgaire que le passage du sommeil à l'état de veille nous fait soupçonner l’existence de mondes qui n’offriraient point de ressemblances entre eux ou, du moins, de continuité. Quand nous rêvons, nous passons, en effet, dans un monde nouveau, qui présente bien en principe les traits fondamentaux de celui où nous vivons quand nous sommes éveillés, mais ce ne sont pourtant pas le même espace, le même temps, les mêmes lois, et ses caractères n’ont point de connexion évidente avec ceux du inonde de la veille. Nons déclarons irréel le monde des rêves, parce que nous avons reconnu qu’il est instable, chaotique, que nous n’en pouvons rien tirer, mais qui sait si le monde que nous estimons réel, celui où nous nous mouvons tant que nous sommes en cette vie, ne nous apparaîtrait pas frappé d’une irréalité semblable, au cas où nous nous éveillerions dans un monde supérieur ? « Nous pouvons donc nous concevoir comme passant à travers un nombre quelconque de mondes, séparés l’un de l’autre par des discontinuités (partielles) dans notre expérience ; chacun d’eux serait parfaitement réel tant qu’il durerait, et pourtant devrait être déclaré irréel, d’un point de vue plus haut et plus clair. » (Humanism, p. 281)

M. Schiller, prenant une conscience beaucoup plus nette que James du principe du pragmatisme, a bien vu que cette nouvelle méthode subordonnait la métaphysique à la morale. De même que la logique ne saurait se séparer de la psychologie, qu’elle y a toutes ses racines, de même la métaphysique, la science des premiers principes du réel, a son origine dans la morale. C’est une conséquente directe du rôle de l’action dans la connaissance et de l’influence qu’elle exerce sur la naturedelaréalité. Dire que le réel possède une nature déterminée que la connaissance révèle sans la modifier, c’est là une pure hypothèse, qu’il est impossible non seulement de prouver, mais même de considérer comme rationnelle. La connaissance pure n’est qu’une fiction qui ne correspond même pas au but de la logique technique. Tout acte de pensée est suscité par un désir, il sert un dessein, tend à une fin. Il nous fait prendre à l'égard des choses une attitude déterminée parce motif ; et la réponse de l’univers est toujours donnée dans les termes où la question lui a été adressée. « Car nos intérêts imposent les conditions sous lesquelles seules la Réalité peut être révélée. Seuls peuvent être révélés ces aspects de la Réalité qui sont non seulement connaissables mais sont de plus l’objetd’un désiractuel, et, en conséquence, d’une tentative de connaître. Toutes les autres réalités ou faces de la Réalité, que nul ne s’efforce de connaître, demeurent nécessairement inconnus, et pour nous irréels, parce qu’il n’y a personne qui les cherche. » (Ibid., p. 10) La connaissance, et par suite la réalité, étant subordonnées à une fin, c’està-dire à un bien, il en résulte que l'élément le plus primitif n’est ni le fait, ni la connaissance, mais la valeur. « Donc, ni la question du Fait, ni la question de la Connaissance ne peut être soulevée sans que l’on soulève aussi la question de Valeur. Nos « faits » lorsqu’on les analyse, se font reconnaître comme des « valeurs » et la conception de « valeur » devient donc plus primitive que celle de « fait ». Nos appréciations pénètrent ainsi toute notre expérience et affectent tout « fait », toute « connaissance » que nous consentons à reconnaître. Si donc il n’y a aucun acte de connaître sans acte d’apprécier, si la connaissance est une forme de Valeur, ou, en d’autres termes, un facteur dans m Bien, la prévision de Lotze s’est pleinement réalisée, et l’on a

maintenant découvert que les fondements de la métaphysique se trouvent en morale. » (/. c.)

Notre action, loin d'être indifférente à la réalité, en devient un élément constituant ; le monde est plastique, nous pouvons lui imposer des formes. Jusqu'à quel point ? C’est ce qu’il est impossible de savoir avant de s’y être essayé. En tout cas, le pragmatisme nous délivre du cauchemar d’un monde indifférent, qui reste le même, quoi que nous fassions. Ce monde peut nous être tantôt hostile et tantôt sympathique, tantôt nuisible, et tantôt serviable. Cela dépend de notre conduite à son égard et nous sommes amenés à traiter toutes les choses comme des sortes de personnes. Il n’est aucun de nos actes qui ne prenne ainsi une signification morale. La distinction du physique et de l'éthique s’applique désormais à un domaine bien restreint, si elle ne disparaît pas complètement. Voilà de quoi relever le courage de l’humanité déprimée et combattre efficacement le désespoir ; mais ceci doit également accroître le sentiment de notre responsabilité. Si des chances favorables peuvent nous être réservées, il y a aussi des risques à courir. Nous sommes avertis que rien ne peut rester purement théorique, tout acte a des conséquences, si éloigné qu’il semble de la pratique. Le monde sera pour nous, en grande partie, ce que nous le ferons.

Une telle conception suppose comme l’un de ses fondements l’affirmation de la liberté ; non seulement de la liberté humaine, mais encore de l’indéterminisme de l’univers entier. Imaginons que les êtres obéissent en toutes circonstances à des lois d’une inviolable nécessité, ildevientridicule d’affirmerqne la libertéde l’homme existe, que notre action influe sur la nature et la direction des phénomènes de telle sorte qu’elle y introduit des changements inattendus. Ce ne serait là qu’une illusion, notre action ne pouvant être à chaque instant que ce qu’elle devait être, étant prédéterminée par l'état de choses où elle surgit. Aussi M.Schiller s’applique à établir la réalité de l’indéterminisme. Le principe du pragmatisme lui semble particulièrement apte à fournir cette preuve. La morale ne saurait subsister sans la liberté, mais la science périt à son tour si l’on détruit le déterminisme. Comment résoudre ce dilemme ? En invoquant la règle de la relativité de l’idée et de la vérité au dessein où elles ont leur origine. Le déterminisme, indispensable à la science, ne doit pas être considéré comme une loi des choses, mais comme un postulat qui rend possibles les prévisions et lescalculs. Il n’a de valeur qu’au point de vue de la méthode ; même au cas où la réalité serait dans toute son étendue douée de liberté, le savant devrait faire usage de ce postulat et ne cesserait d’y recourir que si les choses agissaient avec une telle irrégularité, que cette hypothèse fondamentale perdit toute valeur.

D’autre part, la liberté, sur laquelle se fonde la morale, n’est pas caprice et désordre pur. La liberté dont elle a besoin exige seulement des alternatives réelles et non pas purement apparentes, mais elle ne s’oppose pas à ce que lesactes dépendent du caractère et le reflètent dans une large mesure ; elle se concilie avec la formation des habitudes. En particulier, elle n’implique pas la possibilité de choisir le mal ; la possibilité du clioix n’est essentielle que pour permettre de se détourner du mal vers le bien. Bien loin d'être contraire à la morale, l’impossibilité de vouloir le mal est au contraire pour elle la perfection suprême. En outre, la psychologie nous montre que les actes libres ne sont pas si fréquents ; que lorsqu’ils ont lieu, la liberté n’est pas illimitée, et qu’ils ne sont pas sans relation avec le caractère.