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SOCIOLOGIQUE (MORALE)

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ture même des choses el auquel tous soient pareillement assujettis, par le respect obligatoire de certaines prescriptionsou interdictions, que d’une façon il dépend sans doute d’eux d’enfreindre, mais sans qu’elles cessent pour autant de s’imposer à leurs préférences volontaires — nous voilà ramenés une fois de plus à la « nécessité morale ».

Il reste pareillementque moral, l’homme l’est par nature aussi, au même titre qu’il est raisonnable et parce qu’il est raisonnable ; ou, pour employer les propres expressions de M. L. 13., désignant la théorie classique, « il y a donc dans sa conscience une révélation plus ou moins nette d’un ordre moral, par une sorte de privilège attaché à sa qualité d’être raisonnable (p. 201). » Et les obnubilations accidendentelles qu’elle subit en tels ou tels groupements inférieurs n’y font rien quant à la substance. La preuve en est dans la facilité et la rapidité avec laquelle on l’y voit reprendre son éclat sous des influences appropriées, comme la prédication des missionnaires. Qu’on lise v. g. les actes des Martyrs de l’Ouganda, et l’on constatera quel redressement de la conscience morale l’Evangile peut opérer au bout de quelque temps parmi ces races dégradées. (Cf. H. Streichbr, Les bienheureux martyrs de l’Ouganda, Maison-Carrée, Alger, [Pères blanc » ], 1923). Si la gràee, selon un adage célèbre, ne supprime pas la nature mais la surélève, il arrive aussi, en ce sens, qu’elle la rende pour ainsi dire à elle-même et lui fasse retrouver ses titres. Par-dessus tout, la morale théorique et classique, qui approfondit et systématise les notions essentielles de la conscience, ne reçoit aucune atteinte des éclipses momentanées de celle-ci. Précisément parce que cette morale est

« rationnelle », elle conserve le droit de se considérer

comme la morale éminemment humaine, bref comme la morale sans plus.

A raisonner d’ailleurs comme les sociologues, on se demande avec quelque inquiétude ce qu’il en adviendrait delà Logique. Faudra-t-il donc dire qu’après tout celle des Européens du xxe siècle ne peut pas plus prétendre, elle non plus, à être l’organe de la vérité, que la « mentalité prélogique » ou la « confusion mentale et sentimentale » des Aruntas et des Tasmaniens ? Faudra-t-il conclure que comme la Morale, la Logique est un mythe ? qu’il n’y a que des logiques comme il n’y a que des morales ? et qvie les unes ne sont pas moins totalement irréductibles et « incomparables » que les autres, étant les unes comme les autres fonction des milieux où elles se forment respectivement ? Selon toute vraisemblance, on ne se mettra pas en tête de jeter ainsi la suspicion sur la nôtre : ce serait, pour le coup, trop de désintéressement.

Ne pourrions-nous même pas relever à ce propos que la thèse sociologique risque singulièrement de se retourner ici contre elle-même ? Nous voulons bien que notre morale a européenne » soit relative à notre degré, de développement intellectuel ; mais si notre degré de développement intellectuel se trouve représenter l’état normal de l’esprit humain, ne serions-nous pas déjà fondés de ce seul chef à tenir la morale qui lui correspond, c’estentendu, pour la vraie norme de notre action ? Il va de soi que, si la conscience n’est pas autre chose que la raison appliquée au gouvernement de l’action même, elle a toutes chances d’être, dans l’ensemble, d’autant plus éclairée que la raison elle-même est davantage en possession de ses moyens.

12. Légitimité dans ce domaine de l’anthropocentrisme spirituel ou « ratiocentrisme », — Dès lors aussi, et enfin, l’objection tombe à plat, qui était prise de l’anthropocentrisme. Au regard de la na ture physique et de la science positive comme telle, qui s’attache à en dégager et systématiser les lois d’un point de vue rigoureusement empirique et comme tout matériel, nous concevons qu’on regarde cette conception comme.périmée. Mais c’est tout autre chose au regard de la morale. Oui ou non, la morale s’adresse-t-elle à des hommes, justement ! Oui ou non, a-t-elle pour objet de régler les mœurs humaines — de quelques manières différentes qu’elle les règle, en fait, au sein des divers groupements humains ? Et une « science des mœurs » peut-elle se placer elle-même à un airtre point de vue ?

Anthropocentrisme spirituel, au surplus, c’était bien dit. Que l’homme soit mal venu à s’estimer le centre du monde en tant qu’il participe simplej ment à la nature physique ou même animale, d’accord. Mais en tant qu’il participe à la nature rai-I sonnable, précisément, en tant qu’être ou animal | raisonnable ? A moins de soutenir que la pensée, que la raison, que l’activité qu’elle éclaire et guide, à moins de soutenir que tout cela n’est pas, natuturellement parlant, ce qui offre le plus de prix ou quelque chose comme la valeur suprême…

Cet anthropocentrisme-là s’appellerait avec plus d’exactitude, si le mot était français, ratiocentrisme ». Et comment donc la science en ferait-elle justice (comme de l’anthropocentrisme physique), elle qui ne doit précisément aussi qu’à la raison et à la pensée son existence, elle qui pourrait se définir l’effort méthodique de notre raison à retrouver partout la raison des choses, la raison objectivée dans les choses, ou l’élément rationnel que celles-ci tiennent de leur rapport à la suprême liaison ?

13. Conclusion générale. — Rapport de toutes choses comme aussi de la raison humaine à la Raison absolue, tel est finalement, pour emprunter une expression de Leibniz, le « nœud de toute L’affaire » ; et c’est de se placer à ce point de vue éminemment compréhensif qui vaut à la morale traditionnelle (au sens fort) son incontestable supe’riorité Qu’on nous permette, pour conclure, de nous en expliquer brièvement.

Au fait, le paradoxe ne serait sans doute qu’apparent, qui, en dépit de leur opposition radicale, rattacherait malgré tout la science des mœurs à l’autonomisme kantien. Assurément, il y a un abîme, redisons-le, de l’un à l’autre, de l’empirisme décidé dont s’inspire l’une au rationalisme non moins rigoureux que professe l’autre. Mais par sa propre exagération, e est-à-dire par sa façon de rapporter la loi du devoir à la conscience du sujet, l’autonomisme de la liaison pratique ne pouvait aller, semble-t-il, sans provoquer une réaction énergique ; et, en vertu de la solidarité fâcheuse qui s’était établie de plus en plus entre le rationalisme moral de Kant et la vraie morale rationnelle, on conçoit que cette réaction ait plutôt tourné, chez les purs philosophes, au profit de l’empirisme même, en tout cas que ce soit l’empirisme qui paraisse de prime abord en recueillir le bénéfice.

Il vaut la peine, selon nous, d’appuyer un instant sur ce point — nous avons toujours en vue cette sorte de préjugé consistant à estimer que la morale rationnelle trouve dans la théorie kantienne son expression la plus parfaite.

On a pu le constater ci-dessus, telle est, invariablement, sinon la raison principale, du moins l’une des raisons majeures pourquoi M. L. B. dénie à la morale la possibilité de revêtir jamais un caractère scientifique, à savoir son tub/ectiviStnB essentiel. Il n’y a qu’un moyen de faire tomber la réalité correspondante sous les prises de la science : c’est de la « désubjectiver », en étudiant du dehors