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SOCIOLOGIQUE (MORALE)

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la raison, laquelle brille dans ce for intime d’un particulier éclat ; mais cela ne prouve pas qu’il soit, lui, chose exclusivement subjective, étrangère par nature ou réfractaire à toute élaboration théorique. La mathématique, elle aussi, porte sur un objet idéal du même genre : en contestera t-on pro tanto l’objectivité supérieure ? Ce qui résulte de là, c’est que la morale ne rentre pas dans le groupe des sciences du réel, rien de plus — et encore, des sciences du réel empirique, ou du réel gratuitement assimilé au simple empirique. A moins de biffer d’un trait de plume toutes les sciences de l’idéal I A moins d’ériger d’un seul coup les sciences du réel empirique en type unique et universel de la science tout court !

Telle est bien, au vrai, la pétition de principe plus ou moins subconscienle qui sous-tend d’un bout à l’autre l’argumentation du subtil auteur. De là procède son sociologisme radical. Il n’y a de science possible que des faits donnés en expérience ; et et, comme dans sa partie proprement théorique ou plutôt formelle 1 la morale rationnelle les transcende, elle ne peut prétendre au rang de discipline scientilique : voilà pourquoi la nouvelle école « pose en principe que les faits moraux sont des faits sociaux… explicables, uniquement explicables de la même manière qu’eux ». Comme disait Durklieim, i c’est le seul biais par où ils deviennent tributaires des catégories scientifiques. Le même point de vue général que M. L. B. fait valoir de son côté, lorsqu’il écrit que « la réalité à étudier par une méthode scientifique en même temps que le reste des faits sociaux », et en fonction de ceux-ci, est ici « notre pratique même (c’est-à-dire ce qui nous apparaît subjectivement dans la conscience comme loi obligatoire, etc.) », mais « considérée objectivement », c’est-à-dire encore « sous forme de mœurs, de coutumes, de lois » (p. y).

N’est-ce pas s’avancer beaucoup ? On voudra bien y prendre garde, ce qu’il y a de social en tout cela, ce sont moins les faits moraux eux-mêmes et en eux-mêmes, que leur expression extérieure, leur diffusion dans les groupements humains, avec des degrés divers et des modalités variées, leur influence sur ces mêmes groupements, comme aussi à l’inverse, nous n’avons nulle envie d’en disconvenir, l’action ou la réaction de ceux ci sur eux et sur les consciences personnelles, notamment dans l’application des idées morales communes. Qu’on se donne pour tâche de rechercher suivant quels rapports réguliers ou quelles relations fonctionnelles ces phénomènes se produisent, à la bonne heure ; que notre pratique, ainsi envisagée dans ses différentes manifestations objectives et collectives, puisse, par l’emploi de procédés appropriés, donner lieu à une science originale ou à une « physique des mœurs », rien de mieux. Mais physique ou science des mœurs, justement : d’où prend-on que les lois idéales delà conduite, par quoi les faits moraux sont proprement qualiliés dans leur nature intrinsèque, s’en trouveraient condamnés à ne pouvoir de leur côté se déduire d’un principe (quel qu’il soit, peu importe pour le moment) ou constituer d’autre part un système de connaissances certaines, raisonnées et générales, d’un mot scientifiques 2, qui rende compte des dits faits, comme la science des mœurs systéma 1. La distinction de morale théorique et de monde pratique n’o l’re pas, nn effet, une très grande consistance : la m >rale « théorique » est pratique pur son but, et la morale « pratique » est théorique par sa forme.

2. Telle est effectivement la notion ex tete et vraiment Cfiinprélien « ive de la science : un système de connaissance certaines, raisonnées et générales, rendant compte d’un objet déterminé, de quelque ordre que ce soit.

tise et explique les phénomènes sociaux correspondants ?


Bien plus et bien mieux, qu’on veuille bien remarquer encore que les phénomènes sociaux ne reçoivent ici leur signilication, en dernière analyse, que par les faits moraux qu’ils extériorisent. Ce ne sont pas les faits moraux qu’il faut réduire aux phénomènes sociaux, mais bien plutôt les phénomènes sociaux aux faits moraux. Il y a quelque quarante ans, nombre de psychologues ne juraient [dus, comme on dit, que par la méthode objective (cette rencontre de formules n’est-elle pas suggestive ?), qui détenait selon eux le secret des états ou des opérationsintérieures ; on en est singulièrement revenu aujourd’hui, parce qu’il a fallu reconnaître que, sans la lumière projetée du dedans sur les manifestations de la vie psychique, celles-ci demeureraient pour nous lettre close (cf. v. g. D. Parodi. La philosophie contemporaine en France, p. 85). Il n’eu va guère autrement, à notre présent point de vue, du rapport delà sociologie à la morale ; et cela ne laisse pas de ressortir du propre langage des sociologues, quand v. g., après avoir déclaré qu’il n’y a pas la morale, mais seulement des morales, exprimant en fait la vie des groupes où elles prennent naissance, ils les déunissent des ensembles de conceptions et de sentiments relatifs aux droits et aux devoirs des hommes entre eux : ne faut-il pas savoir au préalable ce que c’est que devoir ou droit ? et qui nous l’apprend, sinon la morale elle’-mème, ou la conscience, dont elle organise les idées essentielles ?

Plus on va, et plus on se convainc de ce qu’il y a de forcé, d’arbitraire, d’exclusif et, tranchons le mot, d’étroit dans la théorie nouvelle. Par parenthèse, il nous sera peut-être permis de relever la supériorité en ce point de notre théorie à nous, qui ne dispute pas le moins du monde, elle, à la « science des mœurs » sa place au soleil — elle lui demande seulement d’y rester — ; bien mieux, qui reconnaît volontiers leséminents services que, sous la même condition, cette nouvelle discipline peut rendre à la morale. On voudra bien aussi se reporter à ce que, par deux fois même, nous avons eu occasion d’en dire plus haut.

y. Retour sur l’irréductibilité du « donné moral ».

— Il convient d’insister sur cette « intransigeance » des sociologues, ou sur la faiblesse dont leur doctrine en est affectée. En voici une autre preuve, prise des explications qui précèdent.

Ce n’est, en effet, qu’à la faveur d’une équivoque de plus qu’ils parlent d’une réalité morale, d’une nature morale donnée, qu’il y aurait lieu d’étudier de la même manière extérieure et objective que la nature physique. Elle n’est donnée, cette nature morale, qu’autant que les sociétés intéressées (puisqu’on veut que sociétés ce soit avant toute chose) distinguent, il y faut revenir sans cesse, entre ce qui est et ce qui doit être, par notre effort humain et personnel. Comme nous parlions tantôt, il s’agrt moins de la science des mœurs telles qu’elles sont que des mœurs telles qu’on croit qu’elles doivent être, en tel ou tel milieu. _

Voilà, disons-nous, ce qui est vraiment « donné ». Et ce « donné » -là nous apparaît du premier coup comme se dépassant contmuellementlui-même.pour ainsi lire, par l’idéed’un « à donner », si nous osons pareillement risquer cette formule, ou d’un « devant être donné », vers lequel il tend sans cesse sous la loi « l’une approximation indéfinie. Supprimez cette distinction capitale, il n’y aura plus, dans ce domaine, rien de « donné » du tout.

A prendre ainsi les choses — et c’est ainsi qu’il faut les prendre —, la science des mœurs est si peu