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PRAGMATISME

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les trouve alignées dans un dictionnaire ; ce ne sont que des moyennes formées par la combinaison des sens innombrables que leur donne dans la réalité la multitude des individus parlant une même langue. Par exemple, je suis fatigué et je demande une chaise. Que veut dire le mot chaise ? Un siège à dossier, sans bras, à fond d’étoile ou de paille ? Pas précisément, mais simplement un siège où je puisse m’asseoir pour me reposer, si bien qu’un fauteuil, un canapé, ou même un simple banc ou un strapontin, répondront, suivant le cas, ou pleinement ou sutfisammenl à ma pensée. Au contraire, le meuble qu’on désigne d’ordinaire sous le nom de chaise ne sera pas ce que j’entends par ce mot, s’il n’a pas de fond, ou si, vermoulu, il cède sous mon poids. Ainsi le sens de l’idée, dans une circonstance donnée, dépend du dessein qui l’a suscitée, et ce dessein lui-même est inséparable de la personnalité.

La conclusion qui découle immédiatement de ces considérations, c’est que la logique est indissolublement unie à la psychologie et que l’on a fait fausse route en les séparant, que nos recherches sont vouées à la stérilité si l’on s’obstine à maintenir entre ces deux, sciences une cloison étanche. La psychologie, prétend-on, est une science qui cherche uniquement à décrire les faits mentaux et à expliquer comment ils se produisent ; elle n’a rien à voir avec les

« valeurs », telles que vrai ou faux, beau ou laid, 

mauvais ou bon, etc., que peuvent prendre certains de ces faits. La logique, à son tour, n’envisage les faits de connaissance que du point de vue de cette valeur : la vérité, et n’a pas à se demander comment s’est produit le fait qui présente cette valeur ; elle doit laisser de côté toutes les particularités psychologiques qui en ont accompagné l’apparition. Il faut se faire une conception tout opposée du rapport de ces deux sciences. La psychologie, sans doute, n’a pas à juger des valeurs, mais elle doit les connaître et les décrire comme les autres aspects des phénomènes dont elle s’occupe, et la logique, d’autre part, doit tenir grand compte de toutes les circonstances psychologiques des idées dont elle doit apprécier la valeur de vérité. Cette dernière science sort donc tout naturellement de la première, qui lui fournit son objet et aussi le moyen d’exercer sa fonction. C’est en effet parce qu’il y a des valeurs de connaissance, parce que nos idées prétendent à la vérité dès qu’elles existent et que certaines d’entre elles se révèlent fausses, que la logique a sa raison d’être. Si toutes nos idées étaient vraies, de même qu’elles possèdent toutes une existence mentale, nous n’aurions nul besoin de logique et la psychologie suffirait. Seul le fait de l’erreur nous oblige à distinguer parmi les processus psychologiques ceux qui donnent des résultats satisfaisants de ceux qui mènent à un échec. La dépendance de la logique à l’égard de la psychologie devient ainsi manifeste.

Le sens des idées étant délini en chaque circonstance par le but que l’individu se propose et la relation de ce dessein à sa personnalité, il va de soi que les conséquences bonnes, celles qui donneront à ses idées un caractère de vérité, sont celles qui répondront au dessein qu’il a formé, aux ti ails de son caractère et à ses dispositions présentes. Si par chaise j’entends un siège où je puisse m’asseoir et que ce siège me soutienne en effet, mon idée de chaise se trouve vériliée. On voit par là que la vérité comme le sens du concept restent individuels. Deux hommes peuvent prononcer la même phrase, sans qu’un seul mot diffère, et cependant il arrivera que l’alfirmationsera vraie pour l’un, fausse pour l’autre, si leurs intentions ne coïncident pas.

Mais, dans ces conditions, existe-t-il encore une

vérité objective ; et, dans l’allirmative, comment l’individu peut-il l’atteindre ? La question, ici, est double, car vérité objective peut signifier, et signifie souvent dans la philosophie moderne, vérité communément reçue, vérité sociale, ou bien cela veut dire conformité à des réalités qui existent indépendamment de la pensée. Examinons d’abord la solution que Schiller donne au problème sous le premier aspect. Sans doute, avoue-t-il, la vérité est d’abord une évaluation subjective, mais, à ce premier moment, elle est très instable. Dans l’individu lui-même on constate déjà une règle qui gouverne ces appréciations purement personnelles : il existe une hiérarchie de tendances, de desseins, et par suite, une sélection s’opère parmi les évaluations. « Il y a une tendance à la consolidation et à la subordination des intérêts sous les principales lins de sa vie. Aussi beaucoup d’intérêts dudébutseront supprimés, et les évaluations qui les servaient tendront à être rétractées, à être jugées inutiles, et linalement fausses. » (Humanisât, Macmillan, Londres, 1903, p. 58) Par ailleurs, l’homme étant un être sociable, sa vie doit cadrer avec la conduite de ses semblables. Il y a là une nouvelle règle d’appréciation des jugements, plus impérieuse encore que la précédente.

« La vérité, donc, pour être réellement assurée, doit

devenir plus qu’une évaluation individuelle, elle doit emporter l’assentiment social, se transformer en une propriété commune. » (Ibid.)

La théorie pragmatiste reste ici conséquente avec elle-même ; c’est toujours l’utilité des conséquences qui décide delà vérité du jugement, mais cette fois l’utilité sociale et non plus seulement l’utilité individuelle ; ou plutôt, l’individu arrive à reconnaître que ce qui lui est le plus utile, c’est aussi, parce qu’il est fait pour vivre ensociété, ce quia la plus grande valeur sociale. Schiller, qui exalte Protagoras aux dépens de Platon, s’est efforce de montrer qu’il ne fallait pas écarter cette interprétation de la maxime fameuse du grand sophiste : L’homme est la mesure de toute chose. « Son Humanisme était assez vaste pour embrasser à la fois « l’homme » et les « hommes 1), et il pouvait y inclure le premier parce qu’il y avait inclus les derniers. » (Studies in Humanisai, p. 34)

Mais une vérité objective, en ce sens, ne l’est pas pleinement. N’y a-t-il point, en dehors de tous les sujets connaissants, une réalité indépeii.iantede leur pensée et à laquelle leurs idées doivent se conformer pour être vraies ? Assurément, répond Schiller, il y a quelque chose en dehors de la pensée ; nos idées ne sont pas créatrices, au sens propre du mot, mais cette réalité, nous ne savons pas jusqu’à quel point elle est déterminée en soi. Nous pouvons la considérer comme analogue à la matière première d’Aristote ; en tous cas, elle est plastique et se laisse mouler, non seulement par notre action physique, mais encore par la connaissance elle-même. Sur ce point, Schiller ne montre pas la même hésitation que James. Il affirme nettement, non seulement que nous faisons la vérité, mais que, dans la plus large mesure, la réalité aussi est notre œuvre. Les limites de notre connaissance, ce qu’elle présuppose et sur quoi elle s’appuie, l’enserrent d’une manière bien moins rigoureuse que ne l’allirmait l’auteur de « Pragmatism ».

Admettre des faits indépendants de notre connaissance ou bien une vérité éternelle qui la domine, c’est s’engager dans des difficultés inextricables ; car il restera toujours à montrer quelle relation existe entre ces faits indépendants, cette vérité éternelle, et les faits qui sont des faits pour nous, les vérités qui sont des vérités pour nous. Reportons-nous donc au processus de la connaissance humaine, tel qu’il