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PRIERE

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Avant tout, il faudrait s’entendre sur la définition de la piété. Car la piété n’est pas une chose malléable, que l’homme plie et tord à son gré. C’est une attitude d’âme, bien délinie par sa direction vers Dieu.

Interroger la conscience naïve de l’humanité sur ses tendances profondes, est fort bien. Il y a dix-sept siècles, Tertullien s’adressaitainsi à l’âme populaire de son temps et l’invitait à déposer en faveur du vrai Dieu. Nous possédons la réponse ; Tertullien a créé pour elle un nom, demeuré célèbre : c’est le

« témoignage de l’âme naturellement chrétienne ».

M. Heiler ne procède pas autrement, dans une partie de son livre ; il réédite la réponse, avec un luxe d’informa’ion jusqu’à nous inconnu. Interroger les grands génies religieux est encore très bien. A condition de s’entendre sur la désignation des grands génies religieux. Faute de cette précaution, d’aventure on confondrait, avec les génies qui tendent vers Dieu, ceux qui effectivement lui tournent le dos.

M. Heiler paraît avoir eu çà et là l’intuition de cette vérité. Il écrit, par exemple p. a44 : « L’antipode de la mystique térésienne, c’est la robuste et joviale piété de Luther ; elle marque la coupure la plus profonde dans l’histoire de la prière chrétienne. » Sans doute. Mais écoutons la suite : « Après Jérémie, Jésus et Paul, le Réformateur allemand est bien le plus puissant des grands génies de la prière. » Et voici à quel titre. Rompant avec la mystique néo-platonicienne du Moyen Age et s orientant exclusivement vers la Bible, Luther accomplit une révolution créatrice, d’après le type du prophétisme chrétien originel. Sa prière n’est pas contemplation éperdue de l’Etre divin, mais expression affectueuse d’un profond besoin de cœur et d’àme, qui se résout en confiance, en abandon et en joie. Il reprend le mot d’ordre du christianisme primitif :

« Le règne de Dieu est proche ! » sur le mode

puissant des temps évangéliques. Ilréédite les paraboles de Jésus avec un accent inimitable de foi naïve et réaliste en la vertu de la prière constante pour contraindre Dieu. Par delà Augustin et Bernard, il rejoint les prophètes bibliques : sa prière est l’écho de la prière qui tombait des lèvres de Jérémie et des Psalmistes, de Jésus et de Paul ; son idéal est pris de l’Ancien Testament. Cet idéal agit non seulement sur les pères de la Réforme, sur Mélanchthon, Zwingle etCalvin, mais, par delà ces ancêtres, sur toute la littérature d’édification des premiers temps de la Réforme. Seulement Calvin y met moins de simplicité enfantine et de cordialité, plus de sérieux et d’austérité…

Assurément, nous voici bien loin de sainte Térèse. Il faut choisir. Si l’esprit de sainte Térèse et sa prière mènent à Dieu, l’esprit de Luther en éloigne. Si le véritable esprit des prophètes continue de vivre dans l’Eglise catholique, Luther n’en a que le masque. Peu importe que, entre les pères de la Réforme, Luther fasse figure de prophète plutôtque de mystique : du point de vue d’un christianisme réel, il n’est assurément ni l’un ni l’autre, et de superficielles analogies littéraires ne sauraient permettre de réduire à une même catégorie des phénomènes aussi disparates. Retenons que la jovialitéde Luther est aux antipodes de la mystique térésienne. Et concluons que la piété de Luther est d’autre essence que celle de sainte Térèse.

Est ce à dire qu’il existe des contrefaçons de la prière ? Sans nul doute. L’homme peut s’y tromper, mais non pas Dieu. L’Evangile nous montre (Luc, xviir, 10) deux hommes montant au temple pour prier. Le publicain touche le coeur deDieu et est justifié pnr sa prière ; In prière du pharisien est rejetée

comme un vain simulacre. Une autre fois, devant le spectacle de l’hypocrisie pharisienne, le Seigneur reprend l’oracle d’Isaïe : « Ce peuple m’honore des lèvres, mais son coeur est loin de moi. » (Malt., xv, 8) Ces leçons évangéliques suggèrent que les variétés de la prière ne se laissent pas classer simplement comme les plantes d’un herbier ; les descriptions formelles demandent à être complétées par des jugements de valeur. On en trouve quelques-uns dans le livre que nous venons de parcourir ; ainsi, l’auteur dénonce l’illusion de la prière philosophique et l’impossibilité d’une prière panthéiste. Mais le triage n’est pas poussé assez loin. A l’or pur de la prière, reste mêlé beaucoup de clinquant.

J’entends bien que l’auteur déclare réserver pour un ouvrage ultérieur la métaphysique de la prière. Malheureusement, il sera trop tard pour déduire de justes conclusions métaphysiques si, en préjugeant des questions d’espèces, il engage dès maintenant la suite du développement.

D’où la nécessité de ne pas laisser prescrire, par un dangereux abus de mots, la vraie notion des choses. Il y a des prières qui montent du fond primitif de l’humanité : cela est très bien dit. Il y a d’autres prières dont le moteurn’estpasen l’homme ; elles viennent de Dieu, et tendent aux biens du salut. Enfin, il peut y avoir de pseudo-prières, qui reproduisent le mécanisme de la prière et en usurpent le nom. Le discernement apparlientà Dieu, qui seul voit le fond des coeurs. Mais écarter le principe de ce discernement, c’est tout confondre a priori et crever les yeux à la science des religions. Une introspection impassible, qui s’interdirait déjuger, ne serait ni morale ni humaine.

L’histoire des religions n’est pas nécessairement une Babel. Mais, sous peine de le devenir, elle ne doit pas abdiquer le droit de recourir à certains principes absolus, y compris ceux du dogme catholique. Ajoutons qu’une étude réellement objective de la prière ne saurait être réalisée par les seules ressources de l’observation psychologique. Naguère, tel auteur s’avisait d’entreprendre, par les mêmes procédés, une étude sur la grâce. On imaginerait difficilement plus lourde erreur ; car la grâce ne tombe pas sous l’observation psychologique, j’entends la grâce proprement dite, la grâce sanctifiante. Tout ce que l’observation psychologique peut atteindre, ce sont quelques symptômes extérieurs, accidentellement révélateurs de la grâce. Moins profonde assurément serait l’erreur de qui poursuivrait, par l’observation psychologique, l’étude de la prière chrétienne ; car la prière est chose observable. Néanmoins, sous peine de laisser échapper le meilleur de la prière même, on doit s’attacher d’abord à la description qu’en donnent nos Livres saints. Les paroles formées par l’Esprit saint dans le cœur des fidèles, ces gémissements inénarrables par lesquels il prie en eux, selon saint Paul (/loin., viii, 26), voilà le fonds le plus authentique delà prièrechrétienne. L’histoire qui veut faire œuvre objective, doit s’y appuyer. Hors de là, il n’y a matière qu’à descriptions de surface, et ce qu’on ferait entrer ainsi dans les cadres de l’histoire comparée des religions, ne serait que l’ombre de la prière chrétienne.

A plus forte raison n’atteindra-t-on jamais par une telle voie les formes supérieures de la prière, ces opérations proprement divines où la nature humaine n’agit point, mais subit, et qui constituent l’expérience propre des mystiques chrétiens. Certaines analogies de contours avec des phénomènes d’ordre naturel ne doivent pas faire illusion sur la transcendance des effets de l’Esprit divin. Les rap-