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PRIERE

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plaisance à la religion grecque, fruit spontané du culte de la famille et de la cité. Dès l’époque homérique, la jeune Ionie manifeste, à travers son rêve héroïque, les aspirations de la race vers un idéal fait d’ordre et de beauté. Au cinquième siècle, avec Pindare, avec les grands tragiques et Socrate, l’idée morale s’approfondit et s’affirme ; toute la vie publique est pénétrée de prière. Mais, à la différence du llomain, le Grec ne s’enchaîne pas au rituel. Il prie, selon le mot de Marc Aurèle, simplement et librement.

Cependant la naïve confiance de la prière primitive provoque les négations de la philosophie. Après Pythagore et Platon, les stoïciens ont discuté la prière. Au deuxième siècle de l’ère chrétienne, le philosophe néoplatonicien Maxime de Tyr a écrit un petit traité sous ce titre : Faut-il prier ? D’accord avec les stoinens, il laisse tout juste à l’homme le droit de demander au ciel la vertu ; encore cette demande est-elle vaine ; car, selon le même philosophe, il dépend simplement de l’homme de pratiquer la vertu. La prière philosophique se résume en trois points : i u demande du bien moral ; a résignation au destin ; 3° invocation de la majesté divine. On a parfois rapproché ce programme du programme des mystiques chrétiens, qui s’abandonnent à la Providence, par exemple, du programme qui inspire à saint Ignace de Loyola la prière : Suscipe, Domine. En réalité, une rencontre verbale partielle couvre ici une totale diversité de dispositions intérieures. Malgré le fracas de paroles, la prière stoïcienne est froide et impersonnelle. La résignation stoïcienne est l’acte d*une volonté forte, qui consent à plier sous une nécessité inéluctable. L’abandon du mystique chrétien procède du don total et amoureux de soi-même au Dieu personnel. Il y a donc entre deux un abîme. En fait, toute prière naïve suppose la croyance à l’existence d’un Dieu personnel ; à sa réelle présence ; au commerce de l’homme avec Dieu. Une philosophie qui rejette ces postulats devrait logiquement s’interdire toute prière. En fait, la conséquence est rarementtirée, sinon par le matérialisme et le naturalisme irréductible : la masse des philosophes respecte quand même l’instinct profond de la nature. Le dieu immanent du panthéisme devrait décourager tout commerce filial ; en fait, quelques-uns le prient. Auguste Comte lui-même ne recommande-t-il pas la prière quotidienne I Cependant rien ne montre mieux l’inanité d’une religion purement naturelle, que son impuissance à justiûer et à conserver la prière. La prière philosophique, sans valeur de vie pour les niasses et pratiquement dissolvante, marque une simple étape sur la voie de l’irréligion.

Parvenu à ce point de son travail, l’auteur se lance en des développements très vastes — très mêlés aussi

— sur la prière dans la piété individuelle des grands génies religieux. Il les ramène à deux types : le type mystique, caractérisé par l’oubli de soi-même en Dieu, attitude résignée, passive, plutôt féminine ; le type prophétique, caractérisé par une attitude plutôt virile, active, conquérante : la lutte pour établir hors de soi le règne de Dieu. Il ne se dissimule pas que, dans la réalité, les deux types ne sont pas tranchés si nettement. Nous ajouterons que la distinction nons paraît largement artificielle, et les conclusions utiles horsde proportion avec l’effort dépensé.

Plus discutable encore, et plus étranger à un réel approfondissement du sujet, nous paraît le chapitre suivant, sur la prière des grands hommes — poètes et artistes surtout, — qui ne sont pas des génies de l’ordre religieux. Que le poète ou l’artiste tourne vers la prière ses intuitions personnelles et sa puis-Tome IV.

sance d’expression, il en résultera une production remarquable dans l’ordre intellectuel ou esthétique non un progrès dans la ligne propre de la prière. Le poète ou l’artiste, comme tel, ne prie pas nécessairement. Autre chose est le vêtement de la prière, autre la prière même.

Nous goûtons mieux le chapitre consacré à la prière liturgique. Expression d’un sentiment collectif, la prière liturgique du peuple chrétien est un acte vital, nécessaire au corps mystique du Christ. Extrêmement libre à l’origine, la prière liturgique, dans le christianisme comme dans toute autre religion, s’est, avec le temps, disciplinée, fixée, stéréotypée. Le retour fréquent des mêmes motifs de prière devait préparer l’avènement du rituel ; par contrecoup, il favorise la routine. La verdeur du sentiment religieux s’est alfaiblie ; du moins est-ce bien positif que l’acquisition d’une formule durable, véhicule de la tradition. La liturgie chrétienne invoque Dieu, présent au milieu du peuple ; elle lui porte l’hommage spirituel de la communauté.

Au reste, la prière liturgique ne supprime pas, mais plutôt encadre, la prière individuelle, trait commun de toutes les religions appuyées sur un Livre et régies par une Loi. L’histoire montre quatre fois réalisé ce type de religion, dans le mazdéisme parsiste, dans le judaïsme postexilien, dans le christianisme catholique, dans l’Islam. Toutes ces religions demandent à leurs adeptes la prière individuelle, à la fois objet de précepte et matière de mérite. D’ailleurs elles diffèrent absolument. Seul, le christianisme catholique a gardé une piété mystique d’une profondeur incomparable ; les cadres, même rétrécis, de l’Eglise ont retenu la vie primitive sans l’étouffer.

De là ressort l’essence propre de la prière : entretien avec Dieu présent. On voit que la croyance à la personnalité de Dieu est la condition sine tjua non de toute vraie prière ; une autre condition est la croyance à la présence immédiate de Dieu. Dès lors apparaît la frontière entre la prière proprement dite et d’autres phénomènes voisins, avec lesquels on l’a souvent confondue : l’adoration panthéistique, vague communion à la nature universelle, et le simple recueillement, présupposé de la prière ou de l’adoration, ne sont pas la prière même.

Toute prière suppose le commerce vital d’un esprit Qni avec l’Esprit infini. Cette vérité, qui fut une pierre d’achoppement pour le rationalisme grec, en est une encore pour le rationalisme moderne, issu de Kant. Le déisme philosophique ne daigne pas converser avec Dieu. Mais l’homme religieux sait trouver Dieu dans son cœur. La rencontre affectueuse de Dieu avec l’homme est un miracle de tous les jours, et c’est le fond de la religion.

Pour présenter une analyse quelconque de ce livre extrêmement riche et touffu, nous avons dû élaguer beaucoup. M. F. Heiler a fait preuve d’une vaste érudition dans les domaines les plus divers. Christianisme etjudaïsme, Egypte et Mésopotamie. Inde védique, Extrême-Orient, Amérique, il a tout exploré. Il a compulsé les annales du taoïsme et du bouddhisme, il cite les Incas et les Aztèques, les Bantus et les Polynésiens. Parmi les ouvrages de quelque valeur sur lesdiverses parties du sujet, bien peu lui ont échappé. On ne peut guère souhaiter information plus complète. Mais nous avons déjà signalé certaines indécences. Il reste à dire pourquoi la méthode nous paraît quelque peu décevante. C’est qu’elle associe trop de contraires.

Une synthèse correcte ne doit grouper que des grandeurs réellement comparables. Beaucoup des grandeurs groupées dans ce volume ne le sont pas.