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MARTYRE

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Parmi ces héros, une figure se délaclie avec une curieuse originalité : c’est celle de M. Jaccard, des Missions étrangères. Il resta huit ans prisonnier, condamné successivement à être soldat, à mourir de faim, à être étranglé ; plaidant devant ses juges la cause de la religion, discutant avec eux, prêchant même le roi ; convertissant en prison un chef de brigands, composant un dictionnaire, rédigeant à la demande du roi des livres d’histoire, donnant des leçons à des élèves que le roi lui envoyait, traitant chacun en égal, etles déconcertant tous par l’audace piquante de ses réparties. « Il y va raide, en homme qui n’a rien à perdre et tout à gagner », disait de lui Mgr Cuenot. Dans un dernier entretien, au mandarin qui lui demandait « d’abandonner sa fausse religion », il répond : « Ma religion n’est pas un don du roi, pour que je l’abandonne à sa volonté. i> Le 21 décembre 1838, près de la citadelle de Quang-tsi, il souffrit la peine de la strangulation, en compagnie d’un jeune séminariste, Thomas Tien. Quandsa mère, une huuxble et pauvre paysanne de Savoie, avait appris sa captivité, elle s'était écriée : « Oh 1 la bonne nouvelle 1 Quel honneur pour notre famille de compter parmi ses membres un martyr 1 » Quand elle apprit sa mort, elle ne put retenir l’expression de sa joie : « Dieu soit béni ! Je suis délivrée de la crainte que j'éprouvais malgré moi de le voir succomber à la tentation des souffrances ! » La mémoire de M. Jaccard a inspiré aux poètes chrétiens annamitesdeschanlsd’une douce et mélancolique poésie :

« Hélas, la pierre précieuse est tombée dans le

fleuve… Désormais, qui allumera dans nos cœurs le feu de l’amour divin ? A qui désormais recourir pour obtenir le pardon de nos péchés ?… Devant l'église, l’herbe et la mousse croissent ; je n’aperçois plus le digne Père se promener en récitant son bréviaire. Dans l'église, les cierges sont éteints, l’araignée à tissé sa toile : quand vous verrai-je, ô mon Père, venir y fléchir le genou ?… Nos larmes coulent par torrents : l’espérance seule vit dans notre cœur. » (A. Lal’Nay, Nist. de la Société des Missions étrangères, t. III, p. 38-46)

On ne saurait tout noter : cependant on doit rappeler les incidents très caractéristiques du martyre de Mgr Borie. En prison il recevait de nombreux visiteurs, dont sa bonté faisait vite la conquête. « Ce maître, disaient les païens, a vraiment un cœur fait pour enseigner la religion : si, par la suite, il veut nous instruire, nous embrasserons sa doctrine. » Quand le mandarin lui lut la sentence qui le condamnait à être décapité, il s’agenouilla et prononça ces paroles : « Depuis mon enfance je ne me suis encore prosterné devant personne ; maintenant, je remercie le grand mandarin de la faveur qu’il m’a procurée, et je lui en témoigne ma reconnaissance par cette prostration. » Le mandarin, les larmes aux yeux, essaya de repousser cet hommage, comme s’il s’en fût senti indigne. Rencontrant, au moment de Sun arrestation, un de ses séminaristes, qui lui exprimait le désir de rendre témoignage comme lui, Mgr Borie avait déroulé son turban, et en avait déchiré un morceau pour le donner à son élève :

« Tiens, lui dit-il, conserve-le comme un témoignage

de ta promesse. » L'élève écrivit les Actes du martyre de son maître, et versa plus tard aussi son sang pour le Christ. Il se nommait Pierre Tn(ibid., p. 46-53 ; voir encore Vie du Vénérable serviteur de Dieu, P. Dumoulin Borie, évéque d' Acanthe, Paris, 1846). Ne se souvient-on pas du martyr de Carthage, Salurus, donnant son anneau au soldat Pudens, qui à son tour deviendra martyr ?

Que de traits encore, ici, font songer aux persécutions antiques 1 Comme Tarsicius, une femme

indigène porte au martyr Théophane Vénard la sainte eucharistie, et la défend énergiquement contre les païens qui veulent la lui prendre ( Vie et correspondance de J. Th. Vénard, prêtre de la Société des Missions étrangères, 3= éd., 1870, p. 32^). Comme Origcne, les enfants de Michel Mi, un petit garçon de neuf ans et une petite lille de onze, exhortent leur père au martyre (A. Launay, Hisi. de la Société des Missions étrangères, l. III, p. 36). Ne retrouve-t-on pas un écho des adieux de saint Laurent à saint Sixte, dans cette lettre du catéchiste martyr Pierre Truat à un missionnaire : « La seule peine que j'éprouve est d'être séparé de mon père. Autrefois réunis, pourquoi sommes-nous séparés l’un de l’autre ? Qui eiit dit que les pères et les frères seraient ainsi dispersés par l’orage, comme lorsque les abeilles désertent leurs ruches, ou que les oiseaux effrayés par le bruit errent sur les montagnes…? >^(La Salle des Martyrs, p. 191) Les renégats se repentent, et redemandent le martyre : un jeune indigène, enfant de quatorze ans à peine, qui avait faibli dans les tourments, vient pleurer près du missionnaire, puis, rempli d’une force nouvelle, se présente devant le mandarin : « Tu as abusé de ma faiblesse, mais mon cœur s’est relevé par la prière : je suis chrétien et je te délie. » La mort ne se fit pas attendre, et le néophyte, racheté par le repentir, périt broyé sous les pieds des éléphants. Le martyr de 1862, M. Bonnard, sent, devant le tribunal, l’assistance promise par l’Evangile : « Dans mes interrogatoires, écrit-il à son évêque, j’ai éprouvé, d’une manière très visible, l’efDcacité des paroles de Jésus-Christ à ses disciples : « Ne vous inquiétez pas de ce que vous répondrez aux princes de ce monde ; l’Esprit-Saint répondra par votre bouche. » En effet, je n'éprouvais devant le mandarin aucun étonnement, aucune crainte ; jamais je n’ai parlé annamite ni mieux ni plus facilement. » (Hist. de la Société des Missions étrangères, t. III, p. a73)

Les martyrs annamites appartiennent à toutes les conditions sociales. On voit parmi eux un grand mandarin, Ho-din-Ly, décapité en 1857. « Arrivé au lieu de l’exécution, il s’assit sur une natte, se lava lui-même les pieds et fuma sa pipe ; puis il arrangea avec le plus grand soin ses cheveux, ouvrit son habit et se mit à genoux pour recevoir le coup de sabre qui lui ouvrit les portes du ciel. » (La Salle des Martyrs, p. 96.) Les militaires sont nombreux : en 1833, Paul Buong, capitaine de la première compagnie de la garde royale, décoré de la plaque d’ivoire ; en 1 835, André Thong, soldat de la même garde, qui, absent au moment où ses camarades chrétiens ont reçu l’ordre d’apostasier, se présente devant ses chefs, et meurt pour sa foi ; en 1808, trois capitaines, Ly, François Trung, Joseph Lô-dang Tlii. On trouve encore parmi les martyrs des médecins, des collecteurs d’impôts, des cultivateurs, des maires de village l’un de ces derniers, Michel My, martj’risé en 1838, lit au mandarin, qui voulait le faire marcher sur la croix, cette verte réponse : « Grand homme. si les rebelles arrivaient ici et nous ordonnaient, pour sauver notre vie, de marcher sur votre tête, nous le ferions ; mais sur l’image du Dieu que nous adorons, nous n’osons. » (Ibid., p. 101) Les martyrs étaient quelquefois de vieille souche chrétienne : comme ce prêtre Tonkinois, Jean Doan-Trinh-Hoan, dont la famille avait déjà donné à l’Eglise des prêtres, des religieuses, de nombreux confesseurs de la foi, et qui, condamné à être décapité, le 26 mai 1861, passa la nuit qui précéda le supplice à confesser des chrétiens dans la prison.

La vertu des martyrs soit indigènes, soit européens, I fît quelquefois une grande impression sur les juges