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APOCALYPSE

essentiels eux-mêmes est à déterminer en fonction de l’idée générale du livre.

B. Il faut mettre au-dessus de toute discussion le caractère prophétique de l’Apocalypse prise dans son ensemble. Le dessein de l’auteur n’est pas de composer, en style apocalyptique, le tableau d’événements passés, ni même de la situation présente de l’Église chrétienne. Il fait, dans l’ensemble, œuvre de prophète et annonce l’avenir. Ce point est de plus en plus généralement admis.

C. En revanche, il est difficile de ne pas reconnaître dans l’Apocalypse ce qu’on peut appeler un écrit d’actualité. L’auteur lui-même le destine à être lu dans les assemblées des communautés asiates. C’est le souci d’affermir ces églises dans la foi et de leur donner courage en vue de luttes prochaines qui manifestement inspire et anime son livre. De là vient le caractère si particulier de l’Apocalypse. Elle est d’un bout à l’autre une vibrante profession de foi et d’amour du Christ. Elle est plus encore l’affirmation d’une inébranlable confiance dans le triomphe du Christ et des siens. Elle est, par-dessus tout, quelque chose de plus spécial encore, de plus pratique et de plus actuel, un appel pressant, relevé de menaces et de promesses, à la fidélité quoiqu’il arrive, un hymne au martyre. À la chrétienté anxieuse elle jette comme mot d’ordre, avec un accent superbe, la grande et héroïque parole : « Heureux les morts qui vont mourir dans le Seigneur », xiv, 13. Et c’est là la beauté singulière de l’Apocalypse et l’endroit par où, malgré ses obscurités, elle nous émeut toujours.

D. Cette crise prochaine, ce décisif conflit que l’auteur de l’Apocalypse a en vue et qui fait l’objet de ces ch. vi-xix qui sont la partie essentielle de son livre, il les conçoit connue devant se produire entre le christianisme et l’empire romain. À n’en pouvoir douter, Babylone c’est Rome, et la Rome historique. Plus précisément ce conflit éclatera sur le terrain des prétentions de Rome et de César au culte divin, à l’adoration. Sous cet aspect, Rome apparaît au voyant comme l’instrument même de Satan et son incarnation pour ainsi dire. Elle revêt aux yeux de Jean quelques-uns, à tout le moins, des traits de l’Antéchrist. Aussi décrit-il les diverses péripéties de la crise imminente à l’aide des symboles et des tableaux popularisés parmi les chrétiens par l’eschatologie juive, accrédités par la prédication même de Jésus. Mais il ne faut pas se laisser égarer par tout cet appareil extérieur. En réalité la crise annoncée est conçue, par le prophète lui-même, comme une crise historique et non point eschatologique au sens strict. C’est sans doute ce que Calmes entend quand il écrit : « Tout en étant eschatologique, l’Apocalypse, du moins dans les chapitres qui font le tourment des commentateurs, et en particulier pour ce qui concerne la description du monstre polycéphale, est un écrit d’actualité ; on peut dire que le livre consiste dans l’application de traditions eschatologiques aux circonstances historiques, — actuelles ou imminentes. » (L’Apocalypse devant la Tradition et devant la Critique, 3e éd. 1907.) Du moins est-ce ainsi que, personnellement, je voudrais l’entendre.

E. De ce conflit, dont la durée n’est pas précisée et qui prendra fin par l’anéantissement de la Rome idolâtre, sortira un monde nouveau, le monde chrétien. Il est décrit sous les traits traditionnels, et ici essentiellement symboliques, d’un règne terrestre du Messie et des siens, du Christ Jésus et des chrétiens. L’interprétation connue sous le nom de « millénarisme » est en contradiction avec le ton si nettement idéaliste, avec le caractère « spirituel » de l’Apocalypse. Cet avènement du Christ dont parle le prophète, qui est, ne l’oublions pas, l’auteur même du IVe Evangile, est un avènement mystique et son règne un règne spirituel. Personnellement, je souscrirais volontiers à cette conclusion de Corluy : « Le règne millénaire est à peu près également aussi difficile à expliquer dans tous les systèmes. La meilleure manière de l’entendre est peut-être d’y voir l’annonce de la paix dont jouit l’Église après les persécutions et les grandes hérésies, surtout à partir de Charlemagne. » Diction. de la Bible, a. h. v.

F. L’annonce du règne millénaire clôt la première série des oracles de l’Apocalypse ch. vi-xix. Ce règne lui-même sert de fond à ce que l’on peut appeler le premier plan de la vision du prophète. Comme la crise dont il constitue le dénouement, il appartient au « siècle présent » et non point au « siècle futur » ; au cosmos que nous connaissons et non point à l’univers nouveau qui n’apparaît que plus tard, xx, 1. Par delà ce premier plan, un autre se découvre, proprement eschatologique celui-là. Il n’appartient plus, dans son terme du moins, ni au siècle présent, ni à ce monde-ci. À peine esquissé par l’auteur de l’Apocalypse, il comporte comme le précédent des luttes, brèves semble-t-il, un triomphe et un règne glorieux, d’éternelle durée et de caractère transcendant. Le voyant est moins renseigné sur ces événements de la fin que sur ceux de la crise historique, et l’on sent que c’est cette dernière qui constitue l’objet principal de son livre, sur elle que se concentre l’intérêt pratique, à elle que se rapporte sa mission de prophète. Ici encore et par contraste se découvre ce caractère d’actualité que nous avons déjà remarqué dans l’Apocalypse. Relativement à la date à laquelle se produiront les événements décrits aux chap. xx, 7, xxii, 5, il est impossible de rien dire et tout porte à croire que l’auteur n’en sait pas plus long que nous. Les 1000 ans qu’il assigne au règne messianique sont un chiffre relatif et symbolique, désignant une période, un « âge » dans l’histoire du monde, et il n’y a rien à en tirer.

Je terminerai cette esquisse par une remarque qui me paraît de nature à jeter un certain jour sur la conception générale que nous avons cru découvrir dans l’Apocalypse. Il me semble y reconnaître une survivance et une transformation chrétienne de cette double espérance juive, l’espérance messianique nationale et l’espérance transcendante-individuelle, dont Vaganay signalait naguère la combinaison dans le IVe livre d’Esdras(Le Problème eschatologique dans le IVe Livre d’Esdras, 1906)et que Lagrange a reconnues dans Daniel (Rev. Bibl. loco citato). Ainsi s’explique que, tandis que le personnage du Christ domine la série d’oracles qui se ferme sur la perspective du règne millénaire, c’est Dieu lui-même qui entre en scène avec la seconde série.

Bibliographie. — Outre les commentaires les plus récents de l’Apocalypse : Tiefenthal, Die Apocalypse des h. Johannes erklärt, Paderborn 1892 ; Fillion, La Sainte Bible, t. viii, Paris 1904 ; Calmes, Epîtres Catholiques, Apocalypse, Paris 1905 ; Bousset, Die Offenbarung Joannis, 6e éd., Gœttingue 1906 ; Swete, The Apocalypse of St. John, Londres 1906 ; je citerai, parmi les études spéciales : J. Weiss, Die Offenbarung des Johannes, Gœttingue 1904 ; Calmes, L’Apocalypse devant la tradition et devant la critique, 3e éd., Paris 1907 ; Gunkel, Schöpfung und Chaos in Urzeit und Endzeit, Gœttingue 1895 ; Lagrange, La Religion des Perses, la Réforme de Zoroastre et le Judaïsme, Paris 1904.
A. Lemonnyhu, O. P.