Page:Adhémar d'Alès - Dictionnaire apologétique de la foi catholique, 1909, Tome 1.djvu/746

Cette page n’a pas encore été corrigée

1475

ESCLAVAGE

1476

A cette conclusion stérile, à ce désolant nihilisme aboutit, sur la question de l’esclavage, la doctrine de Sénèque. Epictkte est incapable de ce paradoxe meurtrier : mais, bien qu’ayant été lui-même esclave, il se montre beaucoup moins préoccupé des esclaves que le grand seigneur Sénèque. C’est qu’il est plus vrai et plus logique stoïcien. Il semble quelquefois prononcer sur l’esclavage des paroles hardies (Entretiens, I, 13 ; II, 8, lo ; IV, i) : au moment de conclure, il se dérobe, non par timidité, mais par indifférence. Toutes les conditions sont égales à ses yeux, puisque seul compte l’homme intérieur. Comme on l’a dit d’Epictète, et avec lui de Marc Aurèle : ’c Un trop grand souci de la liberté idéale empêche les stoïciens de songer à la liberté dans le sens vulgaire du mot. » (Thamin, Un problème moral dans l’antiquité, y>. 151.) Plus hardi encore qu’Eiiictète, le sophiste Dion ChrysosTOME ne paraît pas moins inconséquent. On le voit contester le principe de l’esclavage, avec une netteté qu’aucun ancien n’avait montrée : s’il n’y a pas d’esclaves par nature ou en vertu d’un libre consentement, et il n’y en a pas, la guerre et la piraterie n’ont pu être pour l’esclavage une origine légitime, et comme c’est d’elles que l’esclavage découle, les origines secondaires, telles que la naissance et la vente, ne peuvent constituer un droit. Mais de ces prémisses hardiment posées, lui aussi s’abstient de tirer une conclusion, et, quel que soit le droit, l’existence de l’esclavage le laisse, en fait, indifférent, parce que pour lui, comme pour tous les stoïciens, l’homme n’est vraiment esclave que de ses passions (Orat. x, xn-, xv).

Arrivons maintenant à d’autres représentants de l’idée stoïcienne, les jurisconsultes. Ceux-ci ont l’esprit trop conservateur pour chercher à ébranler l’esclavage, mais aussi l’esprit trop raisonneur et la raison trop avide de clarté pour accepter l’esclavage comme un simple fait, sans essayer de l’expliquer ou de le justifier. Ils le font par la célèbre distinction du droit naturel et du droit des gens. Selon le premier, tous les hommes naissent libres, jure naturali omnes llberi nascuntur ; mais en vertu du second, issu de la force des choses, de l’expérience des nations, de l’autorité de la coutume, s’établit et se perpétue l’esclavage, par une nécessaire dérogation au droit naturel : seryitus est constiliitio jiiris gentium, qua quis dominio alieno contra naturam subjicitur. Avec des nuances, cette explication, qui n’explique rien, même quand on la fortifie de la tliéorie du droit de la guerre et de l’étymologie de seryus-serK’atus, se rencontre au ii* et au iii’^ siède sous la plume de Gaius, d’LxpiEN, de Tryphomnus, de Florentinus, de Marcikx (Digeste. I, i, 4 ; v, 5 ; vi, i ; XII, VI, G4 ; XLI, r, i, 5, 7). Si faible qu’elle nous paraisse, elle a au moins le mérite de permettre de mesurer, par les efforts mêmes de ceux qui essaient de l’établir ou de l’étayer, la distance qui sépare la pensée des philosophes ou des jurisconsultes romains de celle d’Aristote.

(Sur l’esclavage romain, voir Wallox, Hist. de VescL, le tome II tout entier, et tome III, chap. i et 11 ; Paul Allard, Les escla’es chrétiens depuis les premiers temps de l Eglise jusqu’à la fui de la domination romaine en Occident, 3’éd., 1900, livre I" : Vesclayage romain, p. 3-184 ; Etudes d’histoire et d’archéologie, 1899, p. 28-90 ; J. Denis, Histoire des théories et des idées morales dans l’antiquité, t. II, p. 73-96 ; 205-212 ; A. J. Carlyle, Allistoryof mediæyal political Theory in the West, 1908, t.I, p. 20, 45-53.)

III. Le christianisme primitif et l’esclavage

1° Le christianisme et l’esclavage à l’époque des persécutions. — Le christianisme n’est pas une philosophie, mais un fait. L’Eglise n’est pas une école,

mais une société. Voilà ce qu’il ne faut pas perdre de vue, si l’on veut comprendre les rapports du christianisme primitif et de l’esclavage.

Dès l’origine, on le voit se préoccuper des esclaves. Les épîtres de saint Paul sont remplies d’exhortations aux maîtres et aux esclaves. L’apôtre ne cesse de leur rappeler leurs devoirs réciproques : bonté de la part des uns, soumission de la part des autres. Mais il les rappelle d’une manière cjui ennoblit les relations de ces deux classes d’hommes, si différentes et jvisque-là si hostiles. Les maîtres doivent commander comme à des frères, les esclaves obéir comme ils obéiraient à Dieu (Ephes., vi, ô-g ; Coloss., iii, 2224 ; IV, I. Voir aussi saint Pierre, I Ep., 11, 48). Jamais paroles semblables n’avaient été dites, et surtout n’avaient été dites avec cette autorité ; car là où les stoïciens dissertaient, conseillaient, et souvent déclamaient, l’apôtre ne disserte ni ne conseille, mais ordonne, comme investi d’une mission divine. Cette différence d’accent, l’ordre ainsi substitué au conseil, sont le clair indice d’une situation changée. Les paroles apostoliques se répandent comme un baume sur la plaie vive de l’esclavage. Elles ne la ferment pas encore, niais elles l’assainissent, en attendant le jour où la plaie se cicatrisera d’elle-même. Ce jour est montré d’avance, sans fracas de p_aroles, sans déclarations de principes qui seraient d’inutiles et dangereuses déclarations de guerre : l’apôtre considère l’esclavage comme virtuellement aboli, quand ille déclare incompatible avec l’union de tous les fidèles dans le Christ, avec la participation de tous à une vie divine :

« Il n’y a plus de dilïérence entre le Juif et le Grec, 

l’esclave et le libre, l’homme et la femme : vous êtes un dans le Christ Jésus. » (Galat., iii, 28. Cf. I Cor., xii, 13.) Ce n’est pas seulement, comme nous l’avons vue ailleurs, la constatation théorique d’une communauté d’origine aussi ancienne que le monde, c’est l’annonce d’un fait nouveau, d’une révolution maintenant opérée pour tous ceux « qui ont été baptisés dans le Christ » (Galat., iii, 27), et qui deviendra universelle le jour où la naissante société chrétienne sera devenue toute la société.

Aussi, en paraissant tenir la balance égale entre les maîtres et les esclaves, par le rappel aux uns et aux autres de leurs devoirs mutuels, saint Paul laisse apercevoir le fond de sa pensée, qui est l’incompatibilité de l’esprit chrétien et de l’esprit de servitude. Sans doute il conseille à tous les chrétiens de rester dans l’état où Dieu les a mis, et en particulier aux esclaves de faire tourner leur dure situation à leur profit spirituel plutôt que de chercher à en sortir (si tel est le sens, d’ailleurs contesté, du magis utere, fj.à : ’/Mv yp/i^oci, de I Cor., vii, 20 ; voir mon livre sur les Esclaves chrétiens, p. 200, note 2) ; mais de toutes ses forces il les exhorte à n’en pas prendre l’esprit.

« Vous avez été rachetés d’un trop grand prix pour

vous faire les esclaves des hommes, » (1 Cor., , 82.)

Par ce double conseil il donne l’exeinple de la réserve et de la discrétion que devra observer l’Eglise primitive dans ses rapports avec l’esclavage. La lettre de saint Paul à Philémon est célèbre. Un esclave de ce chrétien s’était enfui, el avait cherché un refuge près de l’apôtre. Paul le convertit, le baptise, puis le renvoie à son maître, en demandant à celui-ci de le recevoir « non plus comme un esclave, mais comme un frère chéri « (Philem., 16), c’est-à-dire soit de l’afi’ranchir, soit de le traiter en homme libre. « Je pourrais prendre en Jésus-Christ, dit l’apôlre (ibid., 8-9), une entière liberté de l’ordonner une chose qui est de ton devoir ; néanmoins je préfère te supplier. » La conduite de l’Eglise primitive dans la question de l’esclavage est tracée d’avance par ces paroles. Elle accueille, elle convertit, elle baptise la multitude