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ESCLAVAGE

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le fait, mais le suit, pour l’expliquer. Elle est, comme on le verra, outrageante pour la conscience humaine, mais elle rend en même temps à la conscience un hommage involontaire, puisqu’elle est un elïort pour mettre le fait d’accord avec cette dernière, et pour le justifier à ses yeux.

Les philosophes grecs de l’époque classique, les penseurs du v" et du iv siècle, c’est-à-dire de l’époque où l’évolution du travail était accomplie, n’ont point voulu voir l’anomalie qu’offrait l’esclavage dans une société qu’ils jugeaient fondée sur la raison. C’est que, dans les pays de démocratie non moins que dans les autres, dans Athènes aussi bien qu’à Sparte, la raison sur laquelle reposait désormais la société grecque était une raison tout aristocratique, apanage de quelques privilégiés. Ceux-ci comptaient seuls : les autres, à des degrés divers, étrangers, aifranchis, serfs, esclaves, formaient des groupes échelonnés au-dessous d’eux, et faits pour suj^porler ce rare échantillon de la nature luuuaine, leGrec complet, lecitojen libre, intelligent et beau, dont les préoccupations sordides n’agitent pas l’àmeet dont le travail manuel ne déforme pas le corps. Tout ce qui existe en dehors de lui lui est inférieur : les étrangers à son pays sont des Barbares, les habitants de son pays qui ne sont point membres de la cité vivent pour le servir.

Cela est vrai surtout des esclaves. « L’oisiveté, a dit Socrate (Elien, Var. hist., x, 14), est sœur de la liberté. » Ce sont les esclaves qui travaillent pour assurer aux hommes libres les moyens d’être oisifs.

« Les arts appelés mécaniques sont décriés, dit ailleurs

le philosophe (Xéxophon, Eeon., 4), et c’est avec raison que les gouvernements en font peu de cas. Ils ruinent le corps de ceux qui les exercent et cqui s’y adonnent, en les forçant de demeurer assis, de vivre dans l’ombre, et parfois même de séjourner près du feu. En outre, les arts manuels ne nous laissent plus le temps de rien faire ni pour les amis ni pour l’Etat, en soi’te qu’on passe pour de mauvais amis et de lâches défenseurs de la patrie. Aussi, dans quelques républiques, principalement dans celles qui sont réputées guerrières, il est défendu à tout citoyen d’exercer une profession mécanique. ^> Socrate excepte de cette proscription la seule agriculture, et, par la plume de Xénophon, trace un charmant portrait de l’agriculteur Ischomachus : mais il montre en celui-ci un grand possessetu" d’esclaves, par conséquent un homme qui fait travailler sans se livrer lui-même au travail manuel : possesseur, du reste, équitable et débonnaire, qui « traite comme des hommes libres, enrichit et honore comme d’honnêtes gens » les serviteurs de bonne Aolonté (Econ., 14).

Que ces paroles d’un noble accent ne nous fassent pas, cependant, trop d’illusion : quand on lit avec soin les Economiques, œuvre d’un disciple qui s’applique à reproduire fidèlement la pensée du maître, on reconnaît qu’aux yeux de l’école socratique les esclaves, comme les animaux, n’ont de valeur qu’en raison de leur utilité. Par leur travail ils assurent au citoyen le loisir nécessaire pour remplir tout son devoir vis-à-vis de l’Etat. Cette douceur et cette sollicitude qu’on leur montrée ; n’ont d’autre but que de les faire rester plus tranquillement dans l’esclavage » (Crropédie, viii, i). Le plus généreux des penseurs grecs, Platon, n’a pu s’élever au-dessus de cette vue étroite. Dans les premiers livres desa.Itépuhliqiie, il semble concevoir l’idée d’un Etat où il n’y aurait pas d’esclaves ; mais cela veut dire : pas d’esclaves de race grecque, enfants d’une même patrie ; on ne devra réduire en esclavage que des Bai’bares (Ré p., V). Mais Platon lui-même ne se tient pas longtemps sur ce terrain un i^eu plus large que la réalité contemporaine.

Dans les Lois, il redescend vers celle-ci. Il considère l’esclavage, dans les conditions où l’esclavage existe, comme inévitable. Il en reconnaît les inconvénients, et recherche même les moyens de les atténuer ; mais il accepte la société grecque telle qu’elle est, et, dans le code qu’il rêve pour elle, il marque avec soin la différence qui doit subsister entre l’homme libre et l’esclave, ce dernier n’ayant pas le droit de se défendre, jiouvant être tué impunément, et, coupable d’un délit, devant être (comme il était en effet) piini de peines plus fortes que l’homme libre : il ne suppose pas qu’un jour pourrait disparaître « cette distinction de libre et d’esclave introduite par la nécessité

« (Les Lois, VI. YHI, IX, XI).

Non pas seidement par une nécessité sociale, mais par la nature, si l’on en croit Aristote. Là où Platon voit surtout et accepte le fait, l’esprit rigoureux et la logique inflexible du péripaléticien construit la théorie. Celle-ci ressort clairement de passages innombrables de sa Politique. Le travail de l’artisan et du laboureur, contraire à la beauté et au loisir, est indigne du citoyen (Polit., IV. vu. 5 ; VI, II, I ; VII, II, > ;), c’est-à-dire du Grec parfait. Un jour peut-être les machines pourront le remplacer. Mais, en attendant ce jour, il faut cju’il y ait des êtres inférieurs, travaillant pour la partie noble de l’humanité. La nature y a pourvu. Il y a des hommes naturellement esclaves, aussi inférieurs aux autres que le corps l’est à l’àme, la brute à l’homme ; instruments mis par une sorte de sélection naturelle au service de la classe supérieure. Une inégalité originelle est la source de l’esclavage (Po/^^, I, ii, 14, lô). Ainsi s’explique que certains n’aient pas de droits, parce que le droit n’existe qu’entre égaux (Pal., III, V, II) ; pas de volonté, le maître voulant pour eux I, A-, 6) ; pas de science, excepté pour les choses utiles au maître I, ii, 28) ; pas de famille, si ce n’est dans la mesure indiquée par l’intérêt du maître ; pas même de vertu, puisque la vertu ne leur est nécessaire que dans les limites de la tâche assignée par le maître I, v, g, 11). Le rapport existant entre le maître et l’esclave est celui de l’ouvrier à l’outil, de l’àme au corps I, 11, 4 ; Morale à Nicomaque, VIII,. XI, 6). L’humanité se dÎAise en deux classes, les maîtres et les esclaves, ou, si l’on Aeut, les Grecs et les Barbares, les uns qui ont droit de commander, les autres qui sont faitspour obéir, et contre lesquels la guerre est toujours légitime, car elle est une espèce de chasse aux hommes qui sont nés pour servir et qui ne veulent pas se soumettre (Pal., i, iii, 8). Aristote résume tout cela par une des plus dures paroles qui aient été prononcées : « L’esclave est incapable de bonheur comme de libre arbitre. » III, v, 1 1.)

Il est inutile de critiquer cette théorie, l’effort le plus puissant qui ait été fait dans l’antiquité pour expliquer l’esclavage. Elle ne tient pas debout, puisqu’elle reçoit à tout instant un démenti des faits, et qu’à toute époque, en Grèce aussi bien qu’ailleurs, il eût été facile de rencontrer dans la classe des citoyens des hommes paraissant nés pour servir, dans celle des esclaves des hommes qui, s’ils eussent été placés par le hasard de la naissance dans une condition meilleure, eussent montré les qualités d’intelligence, de volonté et de cœur qui rendent capable de commander.

Ainsi la pensée des deux représentants les plus qualifiés de la pliilosophie grecque reste, en face de l’esclavage, comme frappée d’impuissance : l’un accepte comme nécessaire, comme légitimé par son existence même, le fait social qu’il a sous les yeux, et sacrifie des millions d’hommes pour maintenir les privilèges d’une élite ; l’autre, contrairement aux données les plus élémentaires de l’expérience.