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qu’il est dans la matière et demeure attaché à tel I)oint de l’espace, qu’il subsiste à tel point de la durée, qu’il possède tel nombre déterminé de propriétés, de cpxalités et de relations, est nécessairement unique ; c’est une existence qui ne peut se trouver qu’une fois, étant donné cet ensemble de circonstances qui l’accompagne ; elle est donc nécessairement individuelle et concrète et, si je puis ainsi Ijarler, irréalisable en plusieurs.

Si donc l’on conçoit un être matériel, non avec l’existence circonstanciée qu’il possède hors de l’esprit dans la réalité, mais avec une existence tout idéale, où il n’apparaît plus lié à telle matière, à tel point de l’espace, à tel instant de la durée, ni avec des propriétés, des qualités, des relations déterminées, cet être, au lieu d'être individuel et concret, apparaît immédiatement comme abstrait et universel, c’est-à-dire pouvant se reproduire, se répéter dans les individus, un nombre de fois indéfini ; ainsi le triangle, le cercle, le levier, entendus d’une façon générale et abstraite.

Il faut donc dire que, si penser c’est concevoir l’immatériel, c’est aussi, par là-même, concevoir l’abstrait et l’universel. . Mais il faut dire davantage.

Telle est, en effet, la double loi des êtres dûment constitués et à l'état normal, que leur activité s’exerce spontanément jusqu'à leur développement complet, et que les fonctions inférieures s’accomplissent et s’ordonnent d’elles-mêmes, suivant ce que réclament les fonctions supérieures, à moins que des circonstances extérieures défavorables ne s’y opposent.

Ainsi, la plante se nourrit, fait sa tige et son feuillage, produit et féconde sa semence tout aussi naturellement que l’astre rayonne sa lumière, que le nuage verse sa pluie, que l’iiydrogène et l’oxygène se combinent sous l’action de l'étincelle électrique. Ainsi, dans l’animal, les forces physiques et chimiques préparent l’organe, l’organe, la fonction, et les fonctions plus humbles, celles qui sont plus élevées. Voilà ce qu’ont oljservé tous les hommes qui passent pour avoir regardé le monde à la lumière du génie ; ce que disait Albert le Grand, quand il exposait la belle économie de l’activité humaine (De Anima, lib. III, tr. V, c. 4)> ce que disait Claude Bernard, quand il décrivait le processus de la vie (La Science expérimentale, définition de la vie), ce que chantait Dante Aligliieri, dans les vers immortels où il nous présente toutes les natures, dès leur origine, ordonnées entre elles et inclinées vers l’action par l'éternelle puissance, et chacune emportée par un secret instinct vers la perfection qui lui a été dévolue :

Onde si muovono a divers ! porti

Per lo gran mar delT esseree ciascuna

Con istinto a lei data che la porti.

Qu’on explique le fait comme l’on voudra, le fait demeure toujours indéniable et reconnu par tous. Tout être se porte à l’action, d’une spontanéité de nature, et, s’il est bien constitué et placé dans un milieu propice, son activité se déploie suivant un ordre parfait dans le sens de la perfection particulière que son espèce comporte.

Supposons donc l'èlrc pensant et raisonnant, dans les conditions, soit internes, soit externes, nonnales et favorables. Les notions, les termes ne sauraient demeurer isolés dans un esprit fait i)our le raisonnement. Ils s’arrangeront entre eux, ils s’ordonneront de manière à former des jugements ; et parce que les termes qui entrent dans ces jugements sont généraux, les jugements eux-mêmes seront généraux, universels. Soit, par exeujplc, les idées de tout, de partie, de grandeur. Avec ces trois termes, l’esprit

obtiendra tout de suite ce jugement général : le tout est plus grand que sa partie.

Soit encore les notions de cause, d’effet, de proportion : aussitôt posées, elles amèneront ce second jugement, universel comme le premier : tout effet a sa cause proportionnée.

Penser ce n’est donc plus seulement concevoir l’immatériel, ou posséder des notions universelles, des concepts généraux ; c’est concevoir, c’est formuler des principes, des axiomes. Et j’ajoute, car c’est une nouvelle conséquence, non moins nécessaire que celles qui précèdent : c’est posséder la clef du savoir, c’est tenir le secret de la science.

Un principe, vous n’avez pas à l’apprendre : c’est du sa oir en puissance ; c’est de la connaissance en germe. La science est dans le principe comme le mouvement est dans le l’essort et dans la vapeur, comme la flamme est dans le caillou, comme cette belle scène du monde est dans le soleil qui nous la révèle. Et quand le principe est tout à fait universel et absolu, c’est un soleil qui peut envoyer des clartés dans toutes les régions du vrai. Ces deux principes par exemple :

« on ne donne que ce que l’on a » ; « tout effet a sa

cause proportionnée », sont vrais partout, sont vrais toujours et en tout ordre de choses. En possession de ces deux principes et autres semblables, l’esprit peut donc, non seulement se scruter lui-même et ce qui est au-dessous de lui, mais s’ouvrir des chemins de lumière vers les réalités qui peut-être existent dans un monde supérieur.

Ce progrès dans la science, il l’accomplira, puisque nous parlons d’un esprit qui ne pense pas seulement, mais encore raisonne, c’est-à-dire procède du connu à l’inconnu, en se servant de ce qu’il sait pour arriver à la connaissance de ce qu’il ne sait pas.

Il se considérera lui-même. Etant immatériel, il peut se replier sur soi, observer ses actes et ses états. Il les observera ; puis, approchant de ces données de l’expérience le grand principe que « tout fait a une cause proportionnée », il se formera une idée de sa nature spirituelle.

De plus, s’il est uni substantiellement à un corps — je dis uni substantiellement à un corps, je ne dis pas immergé dans un corps — il observera les phénomènes du corps qu’il anime, comme il a observé ses propres événements, et s’efforcera de découvrir sa nature à lui-même.

Par son corps, il est déjà arrivé à la notion abstraite de l'être matériel ; il connaît donc déjà ce que les autres corps ont de commun avec le sien. Ce par quoi ils s’en distinguent, il l’apprendra de l’expérience externe. Il ne s’arrêtera pas là.

Ayant observé les faits en lui, hors de lui, les ayant généralisés, il les comparera, il les classera, il verra que les uns sont les antécédents nécessaires des autres, et arrivera de la sorte à concevoir les lois qui régissent son activité et celles des autres substances.

Que s’il vit dans la société d’autres esprits, comme lui unis à un corps, ayant ajjpris, en s’observant luimême, par quels signes extérieurs se traduisent naturellement les pensées et les dispositions de son àme, remarquant ces mêmes signes chez les autres et les interprétant, il connaîtra ses semblables à peu près comme il se connaît lui-même.

Voilà donc la série de progrès que doit réaliser, en vertu de sa nature, l'être qui pense et qui raisonne.

Il se connaît, il connaît son activité et ses lois.

Il connaît les corps, leur activité et leurs lois.

Il connaît les autres natures intelligentes, leur activité et leurs lois.