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CONSCIENCE

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Donc, à cette première question : pourquoi l’homme est-il responsable, certains philosophes donnent cette solution inattendue : parce que l’homme est susceptible d’agir sous la poussée irrésistible de sa propre nature. Le déterminisme interne serait le fondement de la responsabilité, laquelle varierait en proportion directe de cette impulsion subjective, et disparaîtrait dans les cas où l’acte serait produit sous l’influence d’une nécessité extrinsèque. En aucun cas, on n’admet le rôle de la liberté. Interne ou externe, le déterminisme explique toutes les actions humaines. Seulement, il est des hommes qui peuvent dire, comme Montaigne : « Je fais coutumièrement entier ce que je fais, et marche tout d’une pièce ; je n’ai guère de mouvement qui se cache et se dérobe à ma raison, et qui ne se conduise, à peu près, par le consentement de toutes mes parties, sans division, sans sédition intestine ; mon jugement en a la coulpe ou la louange entière ; et la coulpe qu’il a une fois, il l’a toujours ; car quasi dès sa naissance il est un, même inclination, même route, même force. » Et tous, plus ou moins fréquemment, nous posons des actes qui expriment notre « forme universelle ». Engager ainsi tout son passé dans une action, et y allirmer sa personnalité, c’est être responsable.

Cette théorie, qui substitue le déterminisme interne au libre arbitre, connne fondement de la responsabilité, semble tout d’abord pouvoir se réclamer de la pratique des tribunaux. Avant d’attribuer et d’imputer une faute ou un crime à un accusé, ne s’enquièrent-ils pas de ses antécédents ? Ils le font, lorsque l’auteur de l’acte commis n’est pas suffisamment désigné par les preuves et les témoignages allégués. Ils le font encore, lorsque, connaissant avec certitude celui qui matériellement est l’auteur de l’acte incriminé, ils ne savent pas s’il en est l’agent moral et responsable. Une action sans rapport aucun avec le caractère et les habitudes de celui qui la produit, passei’a généralement pour un accès de folie. En tout cas, le désaccord de la faute avec les antécédents du coupable créera, en faveur de celui-ci, une circonstance atténuante. N’est-ce pas assurer que le fondement de la responsabilité est le déterminisme interne, et que nos actes nous sont d’autant plus imputables qu’ils sont l’expression plus naturelle, plus complète et plus fatale de notre i)ersonnalité?

Cette objection contre la doctrine traditionnelle ne fait que reproduire, sous une nouvelle forme, une équivoque souvcnt discutée. Autrefois on opposait aux partisans du libre arbitre ce dilemme : ou nous agissons sans motifs, ou nous suivons le motif ou l’ensemble de motifs, le plus fort ; dans le premier cas, nous posons des actes déraisonnables, dans le second, nous posons des actes nécessaires ; nous ne pouvons pas agir tout à la fois raisonnablement et librement. Dilemme auquel les philosophes spiritualisles échappaient, en ajoutant une troisième alternative. Ils faisaient remarcjuer que les motifs de nos actes pouvaient être engageants, attirants, séduisants, sans exercer néanmoins sur notre volonté un empire tyrannique, et qu’ainsi nous pouvions exercer une activité tout ensemljlo libre et motivée. Il ne faut pas confondre l’influence des idées, des images, des sentiments et des sensations, avec leur despotisme ; i)as plus qu’on ne saurait identifier un conseil accepté et suivi avec une suggestion imposée et subie.

De même, notre passé se reflète dans nos actions habituelles, sans qu’on puisse en conclure néanmoins qu’il s’y reproduise par une répétition mécanique. Les auteurs qui fondent la responsabilité sur le déterminisme mêlent deux notions distinctes : celle de conforuiilé el celle de nécessité. La justice humaine, qu’on invoquait tout à l’heure, ne fait pas cette

confusion. Lorsqu’il est établi qu’un accusé a subi, non seulement l’influence, mais l’irrésistible empire, de sa nature, lorsqu’il apparaît comme le prisonnier du passé et la victime de l’atavisme, il est jugé soit jiartiellement soit totalement irresponsable.

Interne ou externe, le déterminisme est la négation de la responsabilité. M. Albert Bayet en convient : « Si l’on admet que la destinée humaine est soumise à des lois aussi rigoureuses que celles qui règlent la chute d’une pierre, comment incriminer l’homme qui lance la pierre, plutôt que la pierre qui, lancée par lui, va frapper un front innocent ? Les Celtes, dit-on, lançaient des flèches au ciel quand il tonnait, et quand l’océan débordé montait vers eux, ils marchaient vers lui l'épée à la main. C’est qu’ils imaginaient dans la mer, sous les flots, des volontés responsables… L’idée de faire retomber sur le coupable, qui en est victime, la responsabilité du fait nécessaire, inévitable, est aussi peu scientifique que l’idée de lancer des flèches contre le ciel, cjuand il tonne. Il est donc, semble-t-il, indiscutable que l’idée de responsabilité contredit l’idée déterministe. » Peut-être des partisans convaincus du déterminisme, qu’effraie, d’autre part, la pensée de nier la responsabilité, voudront-ils emprunter à M. Bayet lui-même une distinction dont il s’est servi. Nous avons tort devant la logique, diront-ils, d’enseigner aux hommes qu’ils sont responsables. Mais la sagesse pratique nous donne raison. Il est bon que les hommes se croient responsables et doués de liberté. — Mais alors, bons apôtres, qui prêchez le culte de ce que vous appelez la Vérité contre ce que aous nommez la Superstition, convenez donc que, d’après vous, la fin justifie les moyens, et que, sans croire soi-même à la liberté ni à la responsabilité, on peut employer ces notions comme un artifice éducatif et un procédé répressif pour influer sur la volonté d’autrui. Confessez que vous êtes d’habiles praticiens qui, dans le but de persuader à vos malades qu’ils sont curables et de les faire un peu réagir, leur administrez doctement des pilules de Jiiica panis. Avouez enfin que

« logiquement, la responsabilité individuelle est inconciliable avec le déterminisme ». (IJIdée de bien, 

p. 173 et 187.)

Une doctrine de la responsabilité peut-elle s'établir svir la notion de solidarité? Nous sommes responsables, dit-on, parce que, d’une part, nous dépendons de l’univers, et plus particulièrement de l’humanité ; parce que, d’autre part, l’univers et l’humanité dépendent de nous.

Comment la solidarité devient-elle principe de responsabilité morale ? Sous les auspices de M. Léon Bourgeois, auquel il a dédié son Cours de morale, M. Jules Payoï s’applique tout d’abord à classer les divers ordres de bienfaits que nous tenons de nos ancêtres : bien-être matériel, organisation sociale, civilisation, science. Puissent les maîtres, dit-il, imprimer dans l'àme de l’enfant cette première et indélébile leçon : que l’homme vient au monde, chargé d’une dette de reconnaissance ! Dette si lourde que, sans jamais pouvoir l’acquitter entièrement, nous avons l’obligation de consacrer toute notre activité à l'éteindre. La responsabilité consiste donc en une sorte d’hypothèque qui pèse sur toute notre vie. D’avance, nos ressources, si considérables qu’elles soient, se trouvent engagées, et nos reenus, si imprévus qu’ils puissent être, fra[)|)és d’opposition. Notre fortune appartient à riiumanité. Nous n’avons pas le droit d’en distraire, pour en user à noire guise, la naoindre parcelle. « Nous n’avons qu’un moyen de nous acquitter de tant de bienfaits reçus de ceux qui nous ont précédés, c’est d'être meilleurs qu’eux. » (Cours de morale, p. 7.)