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CONSCIENCE

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puritains delà morale laïque, qui accusent la morale chrétienne d’énerver dans les âmes le sens de la responsabilité. Avant d’accuser rEg : lise de méconnaître la grandeur et la portée de la responsabilité humaine, mettez-vous premièrement d’accord avec les autres représentants de la libre pensée, et dites-nous, en ternies précis, si, oui ou non, l’homme est responsable. Comment aurions-nous la naïveté de commencer à nous défendre ? Avons-nous à nous disculper ? Quel est l’accusateur officiellement chargé de requérir contre nous ? Quel est le juge compétent ? Où siège le tribunal ? Xous reproche-t-on d’adhérer à la doctrine de la responsabilité, ou. au contraire, d’en amoindrir la vertu ? Quelle doctrine nous oppose-t-on ? Suivant la formule employée lors du procès fameux de quatre officiers, l’accusation se cherche elle-même. Les libres penseurs ne peuvent nous dire, d’un commun accord, ce qu’enseigne la libre pensée sur la notion essentielle de responsabilité. Ou plutôt, l’entente se réalise, mais dans une négation.

Tandis que le « saint » M. Pécaut et l’éloquent M. Izoulet, tandis que MM. Payot et Séailles prêchent, en des termes d’une extrême sévérité, que l’homme est responsable ; tandis que George Eliot, poète d’un puritanisme humanitaire, nous donne l’impression de l’irréparable, des interrupteurs qu’on ne peut évincer du congi-ès de la morale laïque, car leur nombre va toujours croissant, contestent, repoussent ou parodient l’austère doctrine de la responsabilité. Nous avons vu que les nombreuses et subtiles distinctions qu’y introduisent MM. Lévy-Bruhl et Albert Bayet, la désagrègent plus qu’elles ne la précisent. M. Bayet en proclamera bientôt la dissolution linale. Mais il ne faut pas oublier ses prédécesseurs. C’est Voltaire qui crie, d’une voie de fausset : « Pauvres marionnettes de l’éternel Demiourgos », ou bien encore : « Mon gros automate… apprends que plusieurs raisonneurs prétendent que, à proprement parler, il n’j' a que le pouvoir inconnu du di^ in Demiourgos et ses lois inconnues qui opèrent tout en nous. » C’est Anatole France qui. pendant le prêche austère, raconte en sourdine à Teodor de Wyzcvva les absurdes scrupules de son ami Jean et la bonne histoire du marchand arabe qui jetait en l’air des noyaux de dattes. C’est enfin, d’après M. Bayet, la conscience moderne — disons : la conscience laïque

— qui se détache de la doctrine traditionnelle. Aux moralistes qui prétendent que, seule, l’âme d’un libre penseur respecte et garde vivante la notion de responsabilité, nous opposons le témoignage motivé de ce libre penseur authentique qu’est M. Albert Bayet : la notion de responsabilité « n’est pas morte, mais elle meurt ».

2° Philosophie

Les défenseurs laïques de la notion de responsabilité en préparent eux-mêmes l’effondrement. La notion de responsabilité vacille dans l’enseignement de la morale indépendante, parce qu’elle ne repose plus sur les princi^ies cjui seuls peuvent la fonder. Elle meurt, parce qu’on a tranché les racines qui alimentaient sa vie.

La libre pensée laisse sans réponse deux questions primordiales.

Quand on professe que l’homme est responsable, il faut expliquer d’abord pourquoi l’homme est chargé d’un fardeau dont sont exempts les autres êtres de la création qui l’entourent. Il faut expliquer pourquoi, lorsque à bord de nos navires de guerre une série trop prolongée d’accidents se produisent, l’opinion publique se retourne vers les fovirnisseurs, ingénieurs, inspecteurs, ministres, engagés dans le service de la marine nationale, au lieu de s’indigner

contre les matériaux défectueux ou contre les engins de mauvaise fabrication. Il faut explicpxer pourquoi la société condamne l’assassin qu’elle châtie, et non le taureau furieux ou le chien enragé, qu’elle fait ou laisse abattre. Quel attribut trouve-t-on dans la natiu’e humaine, qui justifie ce redoutable privilège de la responsabilité ? Telle est la première question à résoudre.

Ensuite, si l’on proclame que l’homme est responsable, on doit, à moins de vouloir employer un mot dénué de valeur, indiquer à quel tribunal suprême ressortissent tous ses actes.

Or, dans la morale laïque, ces deux questions restent en suspens. Ou plutôt, elles ne reçoivent que des solutions insuffisantes et inexactes. La morale laïque ne peut nous indiquer pourquoi nous sommes responsables, ni à quel juge nous devons rendre des comptes.

L’homme est responsable, enseignent la tradition et le bon sens, parce qu’il est en son pouvoir de faire ou d’omettre certains actes. Ce pouvoir est-il restreint, sa responsabilité diminue d’autant. Si jamais l’homme n’agissait librement, jamais l’homme ne serait responsable.

La libre pensée considère comme une erreur, désormais trop évidente pour mériter la discussion, ce que jadis on regardait comme une vérité trop obvie pour avoir besoin d’être démontrée. Aux nuances près, et exception faite de quelques rares philosophes, les partisans laïques de la responsabilité relèguent la question du libre arbitre, soit au nombre des hypothèses définitivement abandonnées et reconnues comme fausses, soit parmi les problèmes insolubles et les questions byzantines. Ce n’est pas parce qu’il est libre que l’homme est responsable. Telle est l’innovation révolutionnaire.

Cette négation paradoxale se présente sous deux formes et à deux degrés.

Certains moralistes, plus timides, n’osent pas nier que l’homme soit libre. Ils contestent seulement que la responsabilité réstilte de la liberté. D’après eux, l’homme devrait encore répondre de ses actes, même s’il n’était pas libre. Liberté et responsabilité représentent deux attributs d’ordre différent, qui peuvent être réels tous les deux, mais qui ne se commandent pas plus l’un l’autre, que la taille d’un homme et son degré d’intelligence ne s’impliquent mutuellement.

D’autres, plus hardis, poussent la négation jusqu’à ses dernières limites. M. Paulhax et M. Binet, par exemple, expriment cette opinion : que la liberté est, non pas indifféi-ente seulement, mais contraire, à l’idée de responsabilité. Un être vraiment libre, d’après ces ailleurs, ne serait plus du tout responsable. La responsabilité impliquant que nos actes dérivent de notre nature individuelle et reflètent notre personnalité, une activité libre, c’est-à-dire indépendante de tout déterminisme interne, cesserait de nous être imputable et nous deviendrait étrangèi-e. La liberté parfaite réaliserait la définition même de l’aliénation. Quant à ces malades que l’on appelle des fous, quant aux hypnotisés, pourquoi, demande M. Paulhan, ne seraient-ils pas responsables ? Parfois leur conduite s’accorde avec leur nature. Or, pour eux comme pour les sujets normaux, la responsabilité consiste précisément dans cette conformité des actes avec le caractère, avec le tempérament, avec le passé, avec la personnalité tout entière. Un acte nous est d’autant plus imputable, que nous y sommes plus naturellement enclins. Au maximum d’impulsion correspond le maximum de responsabilité ; de même qu’une absolue liberté d’indifférence entraîne une irresponsabilité totale. (Cf. Desdolits, La liesponsabilité morale, p. 34-37. Paris, Fontemoing, 1896.)