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CONSCIENCE

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qui ne dépendent pas de son libre arbitre ; ou bien ils lui refusent le moyen d’obtenir un secours et un pardon divins qui fassent ruptiu-e dans la trame tissée par les conséquences de ses actes libres.

Voici, dans une seconde catégorie, les moralistes laïques qui délestent outre mesure la conscience humaine du fardeau de ses actes. M. Lkvy-Bruhl, dans sa thèse sur L’Idée de responsabilité, eiM. Albert Bayf.t, dans sa Morale scientifique et dans son livre sur L Idée de Bien, représentent cette phase de la vérité diminuée, qui présage la phase de la vérité anéantie. Nous tombons, si l’on veut, de la fièvre dans le coma. La notion de responsabilité passe d’un excès à l’autre, sans pouvoir se fixer en équilibre sur ses bases naturelles. Cependant, elle n’est pas encore gisante à terre. Elle lutte, elle s’agite, elle s’épuise en des distinctions presque toutes factices et meurtrières.

M. Lkvy-Bruhl distingue, et cette fois avec justesse, d’une part, la responsabilité légale ou pénale, c’est-à-dire cette réaction nécessaire par laquelle, contre l’individu nuisible, la société prend des mesures de défense, et, d’autre part, la responsabilité morale, celle qui intéresse notre conscience individuelle. Seule, la responsabilité morale, d’après M. Lévy-Bruhl, implique les idées de mérite ou de démérite, de faute el de libre justice. Dès lors, sommes-nous responsables ? Oui, légalement, répond cet auteur. La société possède le droit de protéger ses membres et de frapper les délinquants. Maintenant, devons-nous aller plus loin, pénétrer jusqu’au sanctuaire de la conscience individuelle, et décréter que l’homme est responsable moralement ? Cette seconde question ne comporte pas de solution catégorique, mais une distinction ultérieure. Il existe, de la responsabilité morale, une idée absolue, théorique, abstraite, et une idée concrète, relative, pratique. La première échappe à toute représentation positive, comme à toute vérification, et ne peut être, dès lors, ni affirmée, ni contestée. Elle ne donne prise ni à la démonstration ni à la réfutation, parce qu’elle suppose un élément qui se dérobe à la science et défie l’expérience. En effet, nous ne connaissons, à proprement parler, que les termes dont nous voyons le rapport nécessaire avec d’autres termes, et nous ne concevons vraiment que des phénomènes soumis au déterminisme. Or, l’idée pure, qui est, en même temps, l’idée traditionnelle, de responsabilité, suppose la liberté, c’est-à-dire la négation, au moins partielle, du déterminisme. Aussi reste-t-elle, dans notre esprit, à l’état de direction idéale, mais non d’objet précis. Nous la concevons comme une limite hypothétique, nous ne la pensons pas comme un terme donné. Sommes-nous responsables, au sens absolu du mot ? Ignorabimus.

Cependant l’expérience nous atteste notre croyance nécessaire au devoir et à tous les éléments qu’il implique, à la responsabilité par conséquent. Nous voilà, dès lors, en possession, non pas d’une connaissance théorique et d’une idée vraiment nouvelle, mais d’un principe pratiqvie d’activité morale. Nous ne savons pas mieux qu’auparavant comment et dans quelle mesure nous sommes responsables de nos actes. Mais nous constatons que la croyance au libre arbitre, si imprécise qu’elle soit, fait partie de l’obligation morale et stimule nos efforts. Si l’on ne veut pas donner au mot un autre sens que cette signification toute pratique, M. Lévy-Bruhl admettra que l’iiomme est responsable.

Ainsi la responsabilité pénale consiste en une réaction de la société, réaction légitime et nécessaire comme une loi naturelle. Quant à la responsabilité morale, elle est insaisissable pour notre esprit, mais requise pour la pratique du devoir.

Peut-être un lecteur non affiné par la culture kantiste en conclura-t-il que, d’après M. Lévy-Bruhl, nous ne savons jjas, en somme, si, oui ou nbn, l’homme est responsable.

« L’homme doit-il être considéré comme responsable

des fautes qu’il commet ? Ou bien, l’acte criminel, aussi nécessaire, aussi déterminé fp.ie la route d’un astre à travers le ciel, ne peut-il être imputé justement qu’aux lois mêmes de la nature ? » A cette question qu’il formule ainsi lui-même, M. Albert Bayet répond par des distinctions nombreuses. Il insiste moins que M. Lévy-Bruhl sur la séparation des deux idées de responsabilité morale ou subjective, et de responsabilité légale ou objective ; mais il nuiltiplie, d’autre part, les chefs de division et les points de vue, son but étant de démontrer que la responsabilité n’est pas un fondement immuable et nécessaire de la vie sociale ou individuelle.

Tout d’abord, s’inspirant, comme M. Lévy-Bruhl, de la critique de Kant, il distingue Tordre scientifique, où l’idée de responsabilité n’a pas de place, et l’ordre normatif, auquel généralement on la rattache. Mais, tandis que Kant disait uniquement : La science ignore les notions de libre arbitre et de responsabilité ; M. Bayet professe que la science les condamne. Tandis que Kant admettait que la science et la morale se développent, sans se contredire ni se rencontrer, sur deux plans pai-allèles ; M. Bayet se résigne à les voir coexister dans la contradiction. Donc, d’après ce philosophe, l’hypothèse du libre arbitre et de la responsabilité est fausse théoriquement, mais elle peut offrir des avantages pratiques.

Il nous avertit, du reste, de ne pas exagérer l’utilité de cette hypothèse. Il corrobore son avertissement par de nouvelles distinctions.

Qui dira, par exemple, si la responsabilité collective qui, dans les siècles passés, couvrait une partie du domaine qu’occupe maintenant la responsabilité individuelle, ne refluera pas dans l’avenir vers son ancien territoire, comme la mer, qui, tour à tour, cède et reprend un rivage ?

Qui dira si la notion juridique et morale de responsabilité qui, de nos jours, est généralement considérée comme normale, ne passera pas, d’ici quelque temps, au rang de siu-vivance pathologique ? « Sans doute, la croyance au devoir, à la responsabilité, fut longtemps normale ; mais la croyance aux magiciens, aux dieux, le fut longtemps aussi. »

Du reste, n’éprouvons aucune inquiétude ; confions-nous sans crainte aux possibilités de l’évolution future, comme aux analyses de la critique. Si l’idée de responsabilité doit disparaître, d’ici un siècle ou deux, sa dissolution « n’ébranlera pas la morale ni la sociologie ». (Vidée de Bien, p. 171-189. Paris, Alcan, 1908.)

Nous voilà bien loin des rigoureuses affirmations de M. Pécaut ou de M. Izoulet. Des textes que nous A^nons de citer en second lieu, la conclusion la plus claire, la plus complète et la plus modérée qui ressorte, me semble la suivante : nul ne sait si l’homme est responsable.

Un tel doute doit logiquement aboutir à la négation. Pour terminer l’histoire de la notion laïque de responsabilité, il nous reste à décrire la troisième et dernière phase : celle de la mort et des ruines. Désormais, on va nous enseigner que, décidément, l’homme n’est pas responsable.

A vrai dire, l’enseignement ne date pas d’aujourd’hui. Les trois étapes que nous avons énumérées marquent une série logique, plutôt qu’une succession chronologique. Voltaire, dont la libre pensée se réclame toujours, malgré certains progrès de la critique, défavorables à la réputation du Dictionnaire