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LE LIVRE DE GOHA LE SIMPLE

nos besoins, du moins quand ces besoins ont un caractère universel… Tu es jeune. Lorsque l’expérience de la vie aura émoussé tes passions, tu ne frémiras plus, tu essayeras de comprendre. Les philosophes et Avicenne, en particulier, nous enseignent que ce n’est pas dans la pitié mais dans la compréhension rationnelle des souffrances humaines que réside l’amour pour autrui. Voilà ce que signifiait ma boutade, mon fils…

La rancune d’Alyçum, tout d’abord intimidée, succomba sous la suggestion de cette parole ardente qui voilait si dignement le reproche.

— Mon père, s’écria-t-il, ne m’en veuillez pas !

— Et pourquoi t’en voudrais-je ? répondit le cheik avec une bienveillance hautaine. Si tu es dans l’erreur, ne suis-je pas ton maître pour te secourir ?

Ayant dominé son élève, il se hâta de reprendre un ton enjoué, attentif toutefois à maintenir son prestige.

— Combien de manuscrits possédez-vous, mon père ? demanda Alyçum.

— Près de trois mille ; j’en aurais d’ailleurs eu davantage, n’était l’aventure arrivée à ce même Wali-Bedr dont nous parlions tout à l’heure. Wali-Bedr était né à Tunis et c’est âgé de quarante ans qu’il vint en Égypte. Il avait emporté beaucoup d’ouvrages de valeur, merveilleusement reliés par des artisans byzantins… Au cours du voyage, la caravane fut assaillie par des Bédouins et parmi les objets qui tombèrent en leur possession se trouvaient précisément ces livres…