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MESSES NOIRES

me donner votre adresse à Venise que j’ai, pour la première fois, visitée à votre âge, belle et déchue comme une reine au tombeau. Venise ! Tout un murmure de lagunes et d’eaux mortes, de tendresses défuntes, de prières en allées…

« Puissiez-vous être grisé par son charme maléfique, par ce poison qu’elle distille entre ses pierres et qui donne la fièvre et le génie. Venise… Venise… ô regrets… ô tortures… My lord, soyez-y heureux ! »

Lyllian froissa d’un air déçu la lettre qu’il venait de parcourir. Skilde, c’était le passé, les voyages, les folies, la fuite, la chute et maintenant le hard labour ; Skilde c’était le passé ! Il froissa la lettre, déçu qu’elle n’eût pas une tournure plus étrange et plus pathétique, puisqu’elle venait d’une prison. Un moment l’idée mélancolique d’un ancien ami très malheureux, d’un artiste calomnié, d’un homme martyrisé effleura le cerveau de l’enfant. Mais bah ! à quoi bon souffrir, à quoi bon se souvenir ? Il lui répondrait quelques lignes, ce serait tout.

Et, soulevant le rideau de dentelles qui lui cachait la lagune, Lyllian regarda en face de lui mourir le soleil. Le crépuscule incendiait la Jiudecca, le Lido, l’entrée du grand canal, la Riva dei Schiavoni aux maisons roses, les bâtiments de la douane et la Fortune d’or. Une poussière étincelante couvrait la mer et la terre, donnant au soir prochain la douceur d’un mystère, la caresse d’un adieu. Par des moments pareils Skilde aurait aimé vivre ses poèmes, descendre le courant des marées, étendu, les yeux clos sur quelque barque, environné de parfums, de musique et de fleurs… Skilde l’aurait aimé !… Tout à coup des pas, une porte ouverte, et puis une voix :