Page:Adelswärd-Fersen - Messes noires ; Lord Lyllian, 1905.djvu/55

Cette page a été validée par deux contributeurs.
43
MESSES NOIRES

radoxes qu’il développait triomphalement avec sa faconde habituelle. Son âme de viveur blasé rejaillit sur lord Lyllian qui devint ainsi blasé sans presque avoir vécu.

Certaines fois, frissonnant de mysticisme et d’art, l’écrivain emmenait son jeune ami dans de longues courses à travers les montagnes, lui révélait la sérénité majestueuse d’un sommet, la douceur tranquille d’une rivière, la religion des crépuscules… la beauté calme de la terre, puis ils revenaient, les yeux pleins du vertige des altitudes.

Ils s’asseyaient dans une des hautes salles du manoir, Skilde penché sur un livre, près d’une lampe voilée, Renold dans la pénombre, hanté d’espoir et de souvenir. Et Skilde lui lisait les poètes immortels. Lyllian connut aussi Shakespeare le magnifique, l’acariâtre Pope, Milton si résigné… Il entendit chanter les rythmes dont Byron s’enfiévra, dont Tennyson s’enivra. Et tantôt aussi c’était Sheridan qui passait avec un éclat de rire, Swift avec un sermon, Dickens avec une larme. Mais certaines fois le jeu changeait et devenait plus grave. Spirituel comme un oisif à idées, n’ayant gardé du passé qu’une passade, éperdument dédaigneux des hommes et de leurs préjugés, Harold Skilde parlait à bâtons rompus. Il disait sa haine des hypocrites et des tartuffes, puis en profitait pour tout oser avec une bravoure pantagruélique ; il disait aussi son admiration pour la nature et pour ses œuvres, mais finissait par admirer sans réserve beaucoup trop de choses.

Si bien que l’enfant pris dans ce tourbillon, éveillé au souffle puissant des grands poètes, charmé par l’esprit ingénieux de celui-là, se modela sur Skilde comme une cire sur du fer.