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LORD LYLLIAN

la National Gallery, des prunelles bleues pareilles, et des lèvres si rouges et si sensuelles qu’on dirait une blessure à embrasser…

La phrase du peintre se perdit dans un rêve. La musique bohémienne continuait à côté ses rythmes et ses accords. Les boys chinois emplissaient les pipes, emportaient les verres. Tout à coup, une autre musique s’éleva du canal, mêlée à des voix de chanteurs napolitains.

— C’est lui, c’est Narcisse, c’est le chevalier de la Reine, dit Jean d’Alsace. Il jeta une rose à d’Herserange : Empoisonnez-là, mon cher Consul, vous la lui offrirez de ma part.

— Pourquoi « Narcisse » ?

— Parce que l’amour des autres n’est pour lui qu’un miroir : Il y boit son baiser. Et il s’adore. Au reste, un type… Diable, si le béguin vous prend, songez à Harold Skilde. Vous seriez Talleyrand au hard labour

Un silence ; les zingaras s’étaient tus, et l’on n’entendait que les chanteurs, tout proches maintenant, musique dans la nuit douce. Le clair de lune glissa entre les rideaux. Feanès, qui avait réussi à se lever, alla vers une des fenêtres, l’ouvrit.

— C’est lui, c’est bien lui — on dirait Corah, notre belle Corah, la « Juive errante » dans Cléopâtre. Mais pour Dieu, le joli ciel ! Venez voir, ça sent Musset…

— Allons, Messieurs, vous êtes prêts ? Il a voulu se payer nos cuites. Montrons-lui qui nous sommes ! nargua Jean d’Alsace. Voici venir Son Impertinence…

Deux minutes s’écoulèrent, vides. On attendait. Puis, la tenture de damas vieil or qui masquait l’entrée de l’atelier se souleva et, le sourire aux lèvres, complète-