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MESSES NOIRES

plus ; ils avaient beau paraître en colère, ce n’était plus leurs passés glorieux qui me hantaient, mais ma jeunesse à moi, avec ses désirs et ses casse-cous, qui, elle aussi, s’était révélée entre ces murs.

Pour fuir ces évocations et démangé par je ne sais quelle envie, je boucle mes malles, un matin, et pfft ! je débarque à Paris en coup de vent au milieu de février. Je loue deux jours après cet appartement de l’avenue d’Iéna. Je le meuble, je bâille et je m’ennuie.

J’en étais là quand je rencontre Chignon vous savez l’artiste peintraillon de Sicile… mais un Chignon calé, imposant, rempaillé, assis dans l’existence. Il avait un chapeau neuf et des violettes à la boutonnière. J’appris de lui ses succès. Un tableau exposé l’avait rendu célèbre… Une nature morte, Prince, en entendîtes-vous parler ? Poissons et marmites. Un chic surprenant, pareil à l’effet de lune qu’il a dédié à Jean d’Alsace.

Comme par hasard, ce soir-là, le chef-d’œuvriste avait très faim, et il était l’heure du dîner. Par habitude et malgré son chapeau neuf il accepta la côtelette que je lui offris. Nous allâmes à la « Queue de bœuf », un restaurant à 2 francs du Passage des Panoramas, fréquenté par… comment dites-vous ça ?… par toutes les tapettes du quartier. J’en sortis avec une note d’un louis. Je dis à Chignon : « Et maintenant, mon brave homme, désennuyez-moi… qu’allons-nous faire ? »

— Vous coucher ce soir, my Lord, et demain, ayant l’œil frais et du cœur au ventre, je vous ferai passer une nuit superbe, un mardi gras unique.

— Mais vous êtes ruineux ! Ce n’est plus une fourchette d’honneur que je vous réserve, c’est un garde-manger.