Page:Adelswärd-Fersen - Messes noires ; Lord Lyllian, 1905.djvu/145

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion
133
MESSES NOIRES

— Je te veux, je te veux ! murmura Ansen, d’une voix étrange, lointaine… Finis, les rêves, finies, les légendes, les désirs insensés… insensés !

» Je sens l’impérieuse nature me reprendre et m’emporter en face de ces horizons où jadis Tibère passait en galère, vers Caprée. Cette terre d’Italie ! Mais tu ne la respires donc pas ? Tu ne l’écoutes donc pas ? Ce sont des cris qui sortent des pierres, des ruines anciennes, des marbres dévastés.

Ce sont les paganismes romains, les cortèges somptueux des archontes de Grèce, les proconsuls victorieux dont ce sable a conservé l’empreinte et dont il redit sourdement les fastes ! L’odeur des fleurs qui couronnaient les bruns adolescents, plusieurs siècles avant la renaissance du monde, est toujours mêlée au vent qui passe, aux effluves qui viennent de la mer !…

Je te veux… continuait-il, la voix tremblante, immatérialisé par ces visions, grandi par son amour. Et j’aurai dans mes bras Adonis lui-même, Narcisse, humide et tiède des baisers de la fontaine où les nymphes l’ont épié, Bacchus souriant à ses faunesses, Ganymède jaloux du ciel, Apollon couronné de rosée ! Que m’importe la vie ! Que m’importe le monde ! Les temples où jadis les bergers déposaient leurs prémisses, les temples à Eros se sont dressés en face des Églises…

Ô mon dernier désir, ô ma dernière aurore, dis-moi que tu m’aimais et me donnes un baiser !… un bais…

Un cri étouffé. Axel Ansen, anéanti, s’affalait misérablement dans un fauteuil à portée. Lord Lyllian appelait la garde-malade, très inquiet de la pâleur de son ami. Celui-ci, presque inconscient, disait maintenant des mots sans suite, agité par un obscur délire. Deux