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LORD LYLLIAN

vous plut hier soir. Venez chez moi vers six heures. Nous dînerons ensemble. Je vous mènerai vers elle. »

Et, comme en rêve, soudain, la silhouette de l’enfant qu’hier au soir il avait écoutée en gondole, lui apparut. Il se souvenait… Elle était à l’avant de la barque lorsqu’ils étaient tous montés, travestie dans un méchant costume de page florentin qui rendait plus mince et plus souffreteux son corps, plus irréel et plus sensuel son visage.

Quelque rouleuse de café-concert au premier abord. Et puis voilà que sous les rayons vaporeux de la lune, sous les feux incertains des étoiles, au milieu de ce décor suranné et charmant fait de palais en ruines et de ruines sur l’eau, elle avait surgi comme l’incarnation amoureuse de la Venise héroïque de jadis. Il ne lui avait prêté d’abord qu’une oreille distraite. Jean d’Alsace, à côté de lui, devenu mélancolique et bavard, évoquait en longues phrases les apothéoses du Titien, les gloires du Véronèse, les miracles du Pérugin.

D’ailleurs, elle chantait les romances banales qu’on entend dans tous les hôtels et sur tous les quais d’Italie. Tout à coup une musique plus naïve avait préludé à des stances anciennes, qui devait être d’un Pergolèse ou d’un Verbosa, si douce, si simple ! Les rameurs ne ramaient plus, la barque glissait sur l’eau dormante. Des vaguelettes léchaient les bords de la gondole avec un bruit humide de lèvres. Petit à petit les conversations avaient cessé et tout le monde s’était tu, même Jean d’Alsace.

La petite, à l’avant, continuait, la tête vers le ciel, grisée par sa voix, par les accords d’une mince guitare bohémienne dont elle s’accompagnait. Et comme lord