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LE BAISER DE NARCISSE

D’un geste bref et plus nerveux qu’on ne l’aurait soupçonné, Milès sépara la femme de l’éphèbe. Briséis, exaspérée, lui criait dans sa rage : « Regarde : il est plus beau que toi et il m’aime ! » À quoi Milès répondit de sa voix chantante : « Que les dieux m’exaucent… Il ne te suivra point ! »

Alors on vit une chose extraordinaire. La courtisane, soudainement inspirée, déchirant ses tuniques, se découvrit complètement nue aux yeux de la foule hallucinée. On riait, on hurlait, on raillait…

« Ô mon Frère, ô mon Image, repousse-la de tes lèvres, chasse-la de ta pensée, car Elle et tous ceux qui nous parlent d’amour portent en eux le mal du monde ! sanglota Milès… Viens, fuis avec moi, fuis aux pays lointains dont nous sommes venus, comme des victimes et comme des esclaves… Plutôt mourir que les subir. Elle et tous ceux qui nous parlent d’amour portent en eux le mal du monde !… »

Mais l’Autre hésitait. Le cou raidi, il regardait tour à tour Briséis et Milès. Puis, comme à pas incertains il semblait se diriger vers la danseuse, brusquement Milès arracha les voiles qui les cachaient. À son tour, dans la palpitante lumière — et pour la première fois — il s’offrit, et sa lèvre souriait, transfigurée, malgré les larmes de ses yeux. Un cri alors répondit au baiser de Narcisse, au baiser des deux adolescents, attirés l’un à l’autre comme l’image au miroir. Un cri bref, strident, terrible, tel que ces voix dans les naufrages. Au milieu des rumeurs, du va-et-vient, des altercations, des plaisanteries ou de la bousculade, Scopas, ne voulant point survivre à tant de honte, venait de se tuer. Il râlait — entouré d’une foule impuissante, le cœur troué d’un stylet d’or.

Quand la première épouvante fut calmée, on chercha Milès et