Page:Adelswärd-Fersen - Le baiser de Narcisse, 1912.djvu/71

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
53
LE BAISER DE NARCISSE


l’époque de sécheresse. Et seules des lamentations horribles s’élevèrent vers les cieux. J’étais là, contemplant cette misère humaine. À côté, un étranger vêtu à la mode tyrienne semblait prendre un intérêt restreint à la catastrophe. Je m’approchai et lui dis : « Je souhaite que vous n’ayez connu personne parmi ceux qui meurent là ?

« — Je ne les connais point et cela m’est égal, me répondit-il en très pur athénien. Mais si je les connaissais, quel plaisir ! »

— Ton histoire est cynique, s’écria Scopas. Mais elle est humaine. Le reste n’a pas d’importance. Et puisque tu lis subtilement dans les âmes et que tu les guéris de leurs peines intérieures, dis-moi ce qu’il faut faire pour égayer cet enfant… »

Il montrait Milès, qui sans souci du dialogue s’était avancé sur un promontoire d’où l’on découvrait la ville de Pallas. Son fin profil aigu, au menton volontaire, se détachait sur le ciel rouge, et les cheveux épais, en grappes triangulaires, donnaient à ce profil l’apparence d’un sphinx. Sans une parole, Albas se dirigea vers l’éphèbe, qu’il considéra longuement, tandis que pour le philosophe Milès n’avait pas un regard. À peine une hésitation dédaigneuse errait-elle sur ses lèvres.

Le soleil se couchait sur la mer, entourant la figure de l’affranchi d’une auréole d’or où pleuvaient des pétales de lumière. Derrière Milès, le sertissant d’un cadre unique, la colonnade élevée par l’Apoxyomène semblait dans ce crépuscule diviniser l’adolescent.

« Dis-moi ce qu’il faut faire pour égayer cet enfant, répéta le vieillard anxieux… Je souffre et je l’aime !…

— Il est trop beau pour te sourire, murmura enfin Albas mélancolique, et ce n’est point à Ganymède que tu aurais dû dédier tes pierres !… »