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LE BAISER DE NARCISSE


poussent les barbares. Taillé en athlète, la peau couleur de la terre, sous laquelle saillaient, pareils à de soudaines vagues, les muscles gonflés, on ne voyait de sa face obscure que deux gros yeux dont les prunelles se confondaient dans l’ombre du visage. Ces orbites semblaient contenir des œufs cuits dont on aurait vidé le jaune. Parfois se dessinait une autre large coupure blanche. Séir riait. Car il était doux et confiant comme l’enfant qu’on lui donnait en garde, mais il aurait étranglé le chacal qui hurle sur les lointaines montagnes — avec le seul effort d’une main.

Aussi Milès s’attacha-t-il très vite à ce rustique éducateur. Lidda à certaines heures entrait, caressant son fils d’une main distraite et sonore d’annelures. Pour Milès, dont l’esprit s’éveillait et qui regardait le monde autour de lui comme des images, Lidda semblait trop belle, trop hautaine. Elle lui faisait peur avec ses étoffes brodées. Les petits doigts du gamin préféraient s’agripper à la tunique rude de Séir ou à ses paumes, calleuses comme des pattes de chien.

Elul, dont l’existence, si recluse jusque-là, changeait, appelait le petit presque chaque jour après le repas des heures méridiennes. Et voyant qu’il comprenait, qu’une intelligence précoce illuminait de vie les yeux de Milès, le père lui contait des légendes, des histoires ; autour du front clair, Elul fit vibrer l’aile des génies, le cri des héros, la musique des dieux. Quelquefois, la voix du maître chantait des vers d’Homère. Milès, tressaillant, poursuivait sur la mer idéale la flotte qui s’en allait vers Troie, offrait l’ambroisie en place de Ganymède, se penchait sur l’eau livide pour savoir si Narcisse était mort. Quelquefois aussi, Elul abandonnait les poètes pour raconter sa jeunesse. Il prenait Milès, l’alanguissait dans ses chlamydes comme dans un rêve,