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venue enlever leurs fils et leurs fiancés pour en faire des soldats. Mon cousin est dans le nombre…

— Dieu nous a regardés ! m’écriai-je avec bonheur.

Hélas ! notre joie dura peu. Le lendemain du jour où son fils avait été enlevé, le père du fiancé de Maria, ayant rencontré la jeune fille, lui dit devant plusieurs personnes :

— Voici les dernières paroles de ton cousin, fais qu’elles ne sortent pas de ta mémoire : « Si Maria m’oublie, mort ou vivant, je reviendrai pour me venger. »

On se venge terriblement chez nous, et il ne faut pas compter sur le temps pour calmer la haine d’un fils du Tanneron.

Durant plusieurs mois j’évitai Maria. Je l’aimais assez pour ne pas jouer avec sa vie. Elle, de son côté, ne me cherchait plus. Nous étions désespérés.

Un matin que je coupais du bois sur les hauteurs, ma mère, en m’apportant à déjeuner, m’apprit que le cousin de ma bien-aimée était allé combattre les ennemis de la France par delà les mers et qu’il avait succombé. Ses parents venaient de recevoir la nouvelle de sa mort.

Trois semaines plus tard, dans l’église de Tanneron, le prêtre nous unissait. Maria et moi.

Comment peindre notre bonheur ? Ma jeune femme était belle, bonne, intelligente, courageuse, parfaite enfin pour une fille de la montagne. Nous nous aimions de tout notre cœur. Quels instants sont comparables à ceux qu’on passe près d’une femme adorée ? Nous vivions seuls dans une petite maison placée entre le Tanneron et les Adrets. Ce qui ne nous concernait pas l’un ou l’autre, ne nous intéressait d’aucune façon. Notre égoïsme était tel que nous ne nous apercevions pas qu’il nous manquait des enfants. Lorsqu’on s’aime comme nous nous sommes aimés, aveuglément, qu’on possède un abri, du pain, qu’on peut travailler ensemble, on se passe aisément des autres joies du monde.

Nous étions trop heureux ! Trop de gens, madame, en comparant leur sort au nôtre, pouvaient trouver la destinée cruelle. Je me suis répété souvent depuis, que, dans un monde où la souffrance et les larmes sont si communes, le bonheur est un crime qu’il faut tôt ou tard expier. Le seul moyen pour l’heureux d’obtenir son pardon serait, comme vous le disiez tout à l’heure, madame, de savoir souffrir des souffrances des autres, et de savoir mêler ses pleurs aux pleurs de son prochain. Or, c’est ce que nous nous gardions bien de faire.

Le jour de l’expiation était proche.

En rentrant chez moi, un matin, je vis Maria étendue sur le seuil, couverte de sang, mourante, assassinée ! Je criai, j’appelai, mais je ne devais pas être entendu. Nous avions voulu être loin du monde, afin que notre joie ne fût pas