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afin de souffrir les blessures des millions d’hommes morts pour son ambition. Bernard l’avise et, soudain, la pourriture de sa face disparaît, son visage net et sain brille de haine ; il se penche sur le bronze d’un canon ; la fumée l’enveloppe ; je le revois alors admirant sa vengeance : Napoléon à terre, dans une mare rouge, les jambes déchiquetées, comme furent déchiquetées celles de ton père par le boulet de Presbourg… Pendant que Bernard se repaît du spectacle effroyable, ses yeux se vitrifient, des pustules gonflent ses joues, sur les dents la peau se colle, s’étire, s’applique, fond, et dans le casque il n’y a plus qu’un crâne affreux… Oh !… Cependant Napoléon se redresse pour trébucher sous les douze balles des exécuteurs que commande un beau jeune homme, le duc d’Enghien. Puis le fantôme disparaît dans l’avalanche de fantômes en uniformes, qui ont pour voix confuses des roulements de tambour et des détonations d’artillerie… Ensuite la cataracte tombe, tombe, tombe… Ah ! pourquoi, mon Dieu, pourquoi me faut-il vivre déjà dans l’horreur de l’enfer ?

Son fils et son neveu la calmaient à peine. Ces images grossières et naïvement abominables la hantaient presque toujours. Elle n’y échappait qu’à l’église, parmi les odeurs des cires, de l’encens, les sons des orgues, des chœurs sacrés, sous les rayons colorés des vitraux. Elle emmenait avec elle les deux probationnaires, dont elle réclamait les oraisons. À genoux sur le prie-Dieu, non loin de l’autel doré, du Christ en croix, Omer goûtait une jouissance bizarre à reconnaître sa détresse. Fini le temps où chez Corinne, à la Goguette, il accompagnait le capitaine Lyrisse, se croyant près de rétablir en Artois la République des Philadelphes ! Nul enthousiasme ne persistait en son âme débile. Pauvres, proscrits, les Lyrisse erraient par l’Espagne, à la veille de combattre les soldats de cette