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— Tout à coup, ― disait-elle, ― je sens le monde s’abîmer sous moi. La terreur étrangle mes cris. Puis, tout s’éclaire d’une lueur blafarde. Je me vois rouler dans un mouvement confus d’avalanche. Le feu hurle ; les vents écorchent et sifflent. Et peu à peu je distingue, autour des plaintes, autour des lamentations, les chairs flétries de milliers de gens qui tombent indéfiniment, comme les eaux d’une cataracte humaine sans limites, depuis les hauteurs oubliées jusque vers les profondeurs insoupçonnables. Les grimaces atroces des douleurs sautent avec les visages, comme les flocons d’écume sur le torrent. Une bouche sanglante appelle un nom. Deux yeux glauques regardent l’épouvante. Un nez s’écarquille à flairer la foudre qui cingle. Tous les crânes sont chauves ; toutes les figures trouées par des ulcères bleuâtres. Les mains saigneuses griffent le vide. Les jambes crevées par leurs tibias rompus se ramassent autour des ventres flasques, pour retarder l’instant de toucher les flammes éternelles qu’on entend tonner et mugir… Souvent une face hideuse point dans l’infini livide : c’est un ricanement démoniaque entre deux oreilles de chat vert, et une queue de singe qui se tord par-dessous. Ensuite un œil triangulaire grossit et toute une tête grandit, accourt, précédée par les glaces de l’effroi qu’elle darde… La cataracte entière des damnés gémit et se tord. En une seconde, les chairs gèlent ; les ongles se fendent, la peau se rétrécit, craque. Les os éclatent, percent les muscles. Les yeux deviennent deux glaçons si froids qu’ils brûlent l’intérieur de la cervelle ; elle enfle et fait s’ouvrir le crâne comme la coque trop étroite d’un marron mûr. Alors on est effleuré par l’œil triangulaire de Belzébuth, qui est un pôle de neiges entassées… Le gouffre de son ricanement aspire les ondes de la cataracte. Elle s’y précipite avec les corps noués les uns aux autres, les poings