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ment. Les soldats bientôt chancelèrent, s’étendirent l’un auprès de l’autre, au bas de la muraille, ivres-morts… Des cris de femmes étaient déchirants. Des hommes marchaient le sabre à la main, pour sauvegarder le morceau de lard qu’un Juif venait de leur vendre au prix d’un joyau. Des fous gesticulaient et chantaient autour de brasiers immenses allumés partout et qu’on alimentait avec les bois des fusils, les carcasses d’animaux. Très tard, des patrouilles d’artilleurs à cheval refoulèrent les mutins en armes qui déchargèrent leurs pistolets. Une balle brisa notre vitre. Nous nous réfugiâmes derrière le poêle, la terreur nous rendit stupides. Nous entourions nos têtes avec nos mouchoirs pour ne plus rien entendre.

« Nous restâmes ainsi jusqu’au matin. C’est dans cette posture qu’Augustin nous découvrit. Je ne le reconnaissais pas, tant la fièvre me brouillait les esprits. D’ailleurs, sa barbe le défigurait. Ses lèvres craquées formaient deux tumeurs horribles à voir. Le capuchon de sa pelisse lui cachait les sourcils… Il me conjura de partir aussitôt. Il accourait de l’arrière-garde, au galop. Pour m’avertir, il avait obtenu de porter à l’Empereur les rapports de Davoust. Si je ne fuyais, les Cosaques me couperaient la route. Il ferma lui-même mon nécessaire de voyage et mon porte-manteau. Il me glissa dans le corset une liasse de bons du Trésor. Car il avait changé l’or et l’argent de ses prises heureusement vendues aux Juifs de Wiazma, dès qu’il avait prévu le mauvais état de nos affaires et que jamais son convoi de quatre voitures pleines n’arriverait en France. Je quittai donc Smolensk immédiatement. Notre kibitka, comme ils disent, traversa cette ville maudite, cette ville de décombres fumeux et d’odeurs cadavériques. Les gens restaient à l’abri des ruines, derrière les tas de briques, mais non dans les maisons qui exhalaient la puanteur des tombeaux.