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CES DAMES AUX CHAPEAUX VERTS

— Eh bien ! votre as de trèfle, je le coupe…

— Oh ! la vilaine !…

Celle qui coupe aussi énergiquement, c’est Jeanne. Il n’y a qu’elle pour avoir cette netteté. Rude, malgré sa timidité, lorsqu’elle joue, elle abat sur la table un poing solide. Sa carrure est massive, sa physionomie masculine. Elle mâchonne toujours quelque chose entre les dents. Mais à certains moments elle est distraite, mystérieuse. C’est comme si elle se retirait dans un autre monde. Peut-être celui de ses souvenirs !

Arlette se rappelle les confidences qu’elle a reçues d’elle. Son rêve eût été de consacrer sa vie aux mathématiques et à la philosophie. Si son père avait vécu — hélas ! pour leurs enfants les pères meurent toujours trop tôt ! — elle serait sans doute devenue professeur dans une école normale. Elle avait conquis les premiers diplômes. Mais sa mère, dès qu’elle a été la maîtresse de la maison, lui a déclaré : « Je ne veux pas de bas bleus dans ma famille… » C’est seulement depuis quelques années qu’elle a réouvert ses livres. Hélas ! ce n’est plus maintenant que par distraction. Pendant que d’autres font du crochet, elle résout des équations. D’où ses allures étranges. Une conversation semble l’intéresser. Brusquement elle s’en dégage. Son esprit s’envole à la poursuite d’une « inconnue ».

Arlette remarque la coïncidence. Avec son désir d’être institutrice, n’était-il pas tout naturel que Jeanne distinguât tout particulièrement un professeur ? Et dans son regret de n’avoir pu réaliser son rêve, n’est-il pas logique qu’elle ait redemandé à l’étude les consolations nécessaires ?…

— Cette levée est à vous, Marie.

— Ah ! vous croyez ?

— Mais oui… Et c’est à vous de jouer.

— Voilà ! voilà ! je joue le roi de cœur…

Marie est toujours un peu affolée. Ses gestes sont gentiment maniérés. Lorsqu’elle lève la main, elle tient son petit doigt, en arrière, coquettement dégagé. Elle parle non pas sans préciosité. Son visage se parchemine déjà, mais peut encore faire illusion. Modeste et timide, elle a une âme d’oiseau. Elle a pourtant