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LES DEUX CAHIERS

çut la visite d’une femme en deuil. Elle serrait sous le bras un paquet long et plat : c’était la gravure.

Elle dit :

— Je suis la veuve de M. Corchot, le tailleur qui faisait le neuf et la réparation. Il est mort, il y a une semaine. Avant de mourir, il m’a recommandé de rendre à Monsieur ce portrait.

Il y eut un silence et tout à coup elle éclata en sanglots :

— Ah ! Monsieur, il faut vous l’avouer, et sans doute l’avez-vous deviné, mon mari aimait cette dame depuis qu’il l’avait rencontrée au château de Longchamp, en Bourgogne, il y a bien du temps… quand il venait de Dijon raccommoder les effets de chasse. Elle avait alors dix-huit ans. Quand il m’a épousée, il ne m’a rien caché. Il avait beaucoup d’affection pour moi, il a toujours été bon, mais il ne m’aimait pas ; il aimait cette dame d’un amour religieux ; c’était comme une maladie. Il paraît qu’il n’y avait pas de femme plus belle sur la terre. J’ai tout essayé pour le guérir : mais en vain. Même à Paris, où nous étions établis, il ne pouvait pas se distraire. Il conservait d’elle de petites choses qu’il avait recueillies dans le château : des bouts de ruban, des épingles à cheveux, un mouchoir. Seulement, avec les années, sa tristesse augmentait, parce qu’il ne retrouvait plus dans sa mémoire avec assez de fidélité les traits qu’il chérissait. Aussi avec cette exposition j’ai cru que la folie le tenait. Imaginez-vous qu’il s’y rendait tous les jours, et deux fois par jour. Enfin, il n’a pas été trop malheureux pendant les douze mois qu’il a vécu encore. Il avait accroché la gravure dans sa chambre et il la contemplait durant des heures. Souvent je la contemplais avec lui, et il se rappelait, il m’expliquait, et j’écoutais, parce que ça lui faisait plaisir…

L’ami avait raconté l’histoire à ma grand’mère.

— Pauvre homme, avait-elle murmuré, les yeux humides.