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ressources, adjure l’humanité de ceux qui sont appelés à se prononcer. Sa beauté et son courage commandent le silence, émeuvent les âmes ; sa mère lui est rendue. Ce qui avait beaucoup surpris, racontait mon grand-père, c’était que, demoiselle de qualité, elle n’eût pas coiffé sa tête d’un chapeau. Elle avait de magnifiques cheveux : si elle les avait couverts, sans doute eût-elle été moins belle, et qui sait si elle eût été victorieuse ! J’ai toujours pensé qu’elle s’était montrée de propos réfléchi tête nue, devant le tribunal, — suprême coquetterie pour sauver sa mère.

L’autre était ma grand’mère. Je l’ai à peine connue : je me souviens seulement d’une petite vieille qui avait une figure ridée, des cheveux blancs, une paire de lunettes, et qui marchait en s’appuyant sur une canne. Son portrait la représentait à vingt ans, si jolie alors que dans la rue beaucoup de passants ne pouvaient s’empêcher de se retourner sur elle. L’année de sa soixantaine, on le lui avait demandé pour une exposition rétrospective qui réunissait à Paris les meilleurs portraits de femmes peints depuis le commencement du siècle : elle l’avait prêté. Un gardien observa que chaque jour, le matin et l’après-midi, aux mêmes heures, un homme, un vieillard, qui ne semblait pas tout à fait du peuple, arrivait, se dirigeait vers le portrait de ma grand’mère, demeurait vingt bonnes minutes à le regarder, puis s’en allait, sans même égarer un coup d’œil sur les autres. Comme l’exposition s’achevait, cet homme s’informa, en hésitant, en tremblant presque, si l’on vendait par hasard des gravures de ce portrait, et s’il pourrait s’en procurer une : ignorant du prix, il apportait deux mille francs. En apprenant qu’on n’en vendait pas, il eut un air si désespéré, que l’organisateur de l’exposition, un de nos amis, obéissant à une mystérieuse émotion, lui remit, en refusant son argent, une gravure tirée autrefois à de rares exemplaires et qu’il possédait.

Vu an s’écoula, et un après-midi cet ami re-