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LES DEUX CAHIERS

et de France. Il me semblait toujours que les portraits de famille, pendus aux murs, bourgeois austères avec leurs perruques à trois marteaux, jeunes femmes aux boucles déroulées, officiers du Roi et de l’Empereur, grand’mères à bonnets tuyautés, n’étaient occupés qu’à me suivre de leurs regards, moi, leur descendante, qui riais ou rêvais entre ces mêmes murs où ils avaient ri ou rêvé, qui m’asseyais sur les sièges où ils s’étaient assis, qui, enfin, jeune image de leur jeunesse, répétais leurs gestes et peut-être leurs paroles.

Il y avait deux de ces femmes que j’aimais particulièrement, — amour chargé d’admiration.

L’une pouvait dans son cadre ovale compter vingt-cinq ans. Ses cheveux poudrés ramenés au-dessus du front et bouffants, une boucle tombant sur l’épaule gauche, la robe décolletée en carré, elle souriait avec une légère mélancolie, tandis que ses yeux brillaient d’une vive finesse : c’était une de mes arrière-grand’tantes, Anne-Marie. Elle avait eu, dans sa vie, une belle histoire. Sa mère, qui était veuve, vivait à Strasbourg ; quoiqu’elle n’y accomplit avec sa fortune que du bien, elle fut arrêtée en juillet 1793, emprisonnée, puis traduite en septembre devant le tribunal révolutionnaire. Ce jour-là Anne-Marie quitta l’hôtel familial du quai Saint-Nicolas, pour aller la défendre, et, tête nue, un grand carrick rouge jeté sur les épaules, traversa toute la ville, au milieu d’une population déchaînée. Elle force les portes, elle entre, elle se présente devant les juges ; on s’étonne, on s’irrite, on l’interroge : « Que veut-elle ? qui l’a conduite ? a-t-elle reçu un ordre de comparaître ? » Elle répond simplement : « Je n’ai pas coutume de parler debout à des hommes. » On l’insulte, on la menace, mais un soldat lui avance une chaise ; elle dit son nom, son âge, sa qualité et qu’elle réclame sa mère. Alors elle se lève, expose tout ce qu’a fait celle-ci, évoque le sort des malheureux qui, privés de ses secours, seront privés de toutes