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fanée, une jolie grand’mère, — tout de même une grand’mère ! Mais, avant de bercer un petit-fils ou une petite-fille, comment occuperait-elle sa vie déserte ?

Mme Desaulmin s’était levée. Un gai soleil de juin attiédissait l’air, et les marronniers de l’avenue éployaient, en immenses bouquets, leurs branches et leurs feuilles. Elle pénétra dans la chambre de sa fille ; tout s’y présentait dans le même ordre et le même aspect que toujours : le lit étroit et peint en blanc avec ses rideaux en vieille Perse, le petit bureau en bois des Iles avec le papier, les enveloppes, le cachet et la plume bien rangés, la coiffeuse en marqueterie, la commode au marbre rose. Elle promenait sur ce décor familier ses yeux émus. Soudain, sur le bureau, elle aperçut un carnet… On l’avait abandonné là…, jeté, peut-être, dans l’impatience du départ.

C’était un ravissant carnet, en cuir jaune, de fabrication anglaise, assurément, avec ses feuilles légères alphabétisées, datées, amovibles et son stylographe d’or. Mme Desaulmin le conserva quelques secondes dans ses mains. Eh quoi ! Suzanne, cette Suzanne qu’elle aimait tant, mais qui était si moderne, y aurait-elle consigné des impressions, des souvenirs, des sentiments ?… Alors, comment avait-elle pu l’oublier ?… Mme Desaulmin se rappelait le journal que, jeune fille, elle écrivait soigneusement chaque soir, aussi bien à Paris qu’à la campagne, si fatiguée qu’elle fût, sur un de ces cahiers écoliers, rayés en rouge, à couverture guerrière, et qui coûtaient dix centimes. Le premier terminé, elle en avait acheté un second, puis un troisième, et les cahiers s’entassaient dans un tiroir de son secrétaire. Ils renfermaient non seulement le récit de ce qu’elle avait fait dans la journée, mais surtout la relation minutieuse de ce qu’elle avait éprouvé ou pensé, des tristesses, des joies, des rêves, des étonnements, même une puérile et touchante philosophie, de grands désespoirs, de folles exaltations aussi, car son âme avait toujours