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agissent, parlent comme des Hindous, comme des Hellènes, comme des Barbares. Par un miracle d’objectivité, le poète s’incarne en eux. Il vit de leur vie, jouit de leurs joies naïves, souffre de leurs douleurs, s’emporte de leurs colères, s’apparente à leurs pensées, partage leurs croyances. Comme eux, il voit le cours éblouissant et mystérieux du soleil, la mer en furie, qui luit, l’arc-en-ciel qui brille. Comme eux, il entend le mugissement des vents, la plainte des vagues, le murmure des sources, le bruissement fatidique des feuilles, le fracas du tonnerre, toutes les voix douces ou terribles de la Terre et du Ciel. Comme eux, il reconnaît dans les phénomènes de la nature l’action hostile ou bienveillante des dieux.

Non seulement il se pénètre de l’intelligence des races primitives et prend leur imagination vive et simple, mais il descend dans l’être même des animaux sauvages et participe de leur instinct et de leurs sensations. Il exprime, comme s’il la ressentait lui-même, cette malefaim impérieuse et sacrée qui pousse l’aigle hors de son aire, fait sortir le tigre des jungles et torture dans la mer le requin vorace et jamais rassasié.


Cependant plein de faim dans sa peau flasque et rude, 

Le sinistre rôdeur des steppes de la mer 

Vient, va, tourne et, flairant au loin la solitude, 

Entre-bâille d’ennui ses mâchoires de fer.

Il ne sent que la chair qu’on broie et qu’on dépèce,

Et, toujours absorbé dans son rêve sanglant, 

Au fond des masses d’eau, lourdes d’une ombre épaisse, 

Il laisse errer son œil, terne, impassible et lent.