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PIÈCES DIVERSES.

régulière et encore moins de démonstration rigoureuse, mais plutôt un champ ouvert à l’instinct, à l’intuition, au tact et au goût ; en un mot, comme il le dit si bien qu’on ne peut mieux faire que de le redire : le sentiment n’en appartient qu’à peu d’hommes, et l’expression (c’est-à-dire la démonstration) en passe tous les hommes.

L’histoire et l’analyse des œuvres de la pensée est une de ces choses fines que l’esprit scientifique ne saurait revendiquer comme son bien sans usurpation ni sans dommage. Démontrer scientifiquement pourquoi tel homme, en tel temps, en tel lieu, a nécessairement pensé et écrit telle chose, et ne pouvait en aucune façon penser et écrire d’une autre manière, est au-dessus du pouvoir de l’homme ; ce qui ne veut point dire qu’il n’ait pas existé une raison déterminante de cette façon d’agir et de penser, mais bien plutôt que les ressorts qui ont produit ce mouvement de l’âme sont trop nombreux, trop variés, et surtout trop profondément enfouis dans la nature humaine pour être décrits, maniés, et surtout recomposés, après un long intervalle, et montrés en action avec cette assurance. Comment ne pas convenir en effet que, même dans l’homme vivant sous nos yeux, le jeu multiple et profond de ces ressorts nous échappe le plus souvent, et que notre vue, repliée sur nous-mêmes, ne parvient pas toujours à en saisir le mouvement dans notre propre cœur ? Si nous connaissions tous ces ressorts chez les autres et en nous-mêmes, serions-nous jamais en peine de trouver des moyens décisifs d’influer sur les sentiments et les actions de nos semblables ? Et pourtant nous voyons Pascal lui-même, ce maître en l’art de persuader, déclarer ingénument qu’il y a toute une partie de l’art de persuader qui échappe aux