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vous n’apercevez vous-même que comme une vision à travers un nuage de fumée ? Et quand enfin cette course effrénée s’arrête et vous dépose pour le sommeil d’une nuit dans quelqu’un de ces bâtiments gigantesques où vous n’êtes qu’un numéro d’ordre perdu dans des milliers d’unités que rien ne distingue de la vôtre, est-ce que le luxe vénal et la pompe anonyme qui vous entourent vous rappellent en rien l’accueil cordial du patriarche et les lambris beaucoup moins dorés du roi des Phéaciens ?

Eh bien ! Messieurs, même de nos jours, même à côté des chemins de fer et en face des grands hôtels, l’hospitalité existe encore quelque part avec la largesse et la simplicité des anciens jours. C’est tout près de vous, dans la commune de Baule, près Beaugency (département du Loiret). Un ancien soldat, médaillé de Sainte-Hélène, Jean Laffray, aidé de sa femme Victoire Genty, a consacré depuis cinquante ans une modeste aisance à se faire l’hôtelier gratuit des pauvres passants. À toute heure sa demeure est ouverte, et l’ouvrier qui fait son tour de France, l’enfant des montagnes de Savoie ou d’Auvergne, qui chemine pour la première fois seul dans le monde, le pauvre ménage que le salaire élevé de la grande industrie a attiré loin de son village natal et que le chômage y renvoie chargé de misères et d’enfants, trouvent sous cet abri que chacun leur désigne du doigt le repas du soir et le repos de la nuit. Jean Laffray ne leur demande qu’une chose : à tous, le livret qui atteste leur condition laborieuse, à la femme qui se présente au bras d’un homme la preuve que son union a été sanctionnée par la loi et bénie par la religion. Cet examen fait (et chaque soir Laffray y procède avec la régularité d’un magistrat), la porte s’ouvre,