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sincère, ce règne assis, ce règne qui vit de soi-même sans le secours de personne, parce que c’est la chose de tous, il ne l’avait encore rencontré nulle part, pas même chez ces peuples de l’antiquité qui avaient un forum et des lois publiquement délibérées, mais dont le bienfait n’appartenait qu’à de rares citoyens dans les murs étroits d’une ville. Société sans exemple, fondée par des proscrits et émancipée par des colons, les États-Unis d’Amérique avaient réalisé sur un immense territoire ce que n’avaient pu faire Athènes ni Rome, et ce que l’Europe semblait chercher en vain dans de laborieuses et sanglantes révolutions. Quelle en était la cause ? Quels les ressorts ? Était-ce un accident éphémère, ou la révélation des siècles à venir ?

M. de Tocqueville étudia ces questions en sage jeune encore, mais éclairé par l’indépendance d’un esprit qui ne cherchait que le bien et la vérité. Il n’admira point l’Amérique sans restriction ; il ne crut pas toutes ses lois applicables à tous les peuples ; il sut distinguer les formes variables des gouvernements du fond sacré qui appartient au genre humain. Il s’éleva au-dessus même de son admiration pour dire à l’Amérique les périls qui la menacent, pour flétrir l’esclavage, ce fléau inhumain et impie, auquel quinze États sont prêts à sacrifier la gloire et l’existence même de leur patrie ; et, enfin, de cette vue impartiale et profonde, où il avait évité tout ensemble l’adulation, le paradoxe et l’utopie, il ramena sur l’Europe un regard mûri, mais ému, qui le remplit, selon sa propre expression, d’une sorte de terreur religieuse. Il crut voir que l’Europe, et la France en particulier, s’avançait à grands pas vers l’égalité absolue des conditions, et que l’Amérique était la prophétie et comme