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DISCOURS DE RÉCEPTION.

eurent leur vie, tous les talents leur liberté, tous les partis leurs jours de grandeur, et tous aussi leurs jours d’expiation ? Je ne le pourrais pas davantage ; car il y avait dans cette opinion, si populaire qu’elle fût, des côtés faibles trop visibles à l’œil pénétrant de M. de Tocqueville, et même des côtés injustes qui affligeaient sa droiture en effrayant sa perspicacité. À cause de son origine même au sein d’un âge sceptique, l’opinion libérale avait conservé une inclination de jeunesse contraire aux idées et aux choses religieuses ; or rien n’était moins sympathique à M. de Tocqueville que ce peu de goût à l’endroit de ce qui s’approche de Dieu. Quand Montesquieu, devenu homme, avait voulu traiter, pour l’instruction de son siècle, des lois civiles et politiques, il avait tout à coup, par le seul effet de son application d’esprit aux fondements et aux besoins de la société humaine, brisé les liens qui le rattachaient à son temps, et, de cette même plume qui s’était jouée autrefois dans les Lettres persanes, il avait écrit ce vingt-quatrième livre de son Esprit des lois, la plus belle apologie du christianisme au XVIIIe siècle, et le plus haut témoignage de ce que peut la vérité sur une grande âme qui a mis sincèrement sa pensée au service des hommes. Plus heureux que Montesquieu, M. de Tocqueville n’avait point eu à regretter de Lettres persanes ; son mâle esprit n’avait pas connu les défaillances du scepticisme, et, s’il y avait eu dans sa foi des jours d’interstice, il n’y avait jamais eu dans son cœur une impiété, ni sur ses lèvres un blasphème. Il aimait Dieu naturellement, ne l’eût-il pas aimé chrétiennement ; il l’aimait en homme de génie, qui se sent porté vers le père des esprits comme vers sa source. Et lorsque, plus mûr et plus fort, il se fut pris à juger son