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DISCOURS DE RÉCEPTION.

manque en éclat, en plénitude, en profondeur, une voix qui a déjà du souffle de la postérité, et qui fait à M. de Tocqueville un de ces noms souverains dont le règne ne doit pas périr. Homme singulier entre tous ceux que nous avons vus, il ne dut sa renommée à aucun parti, il n’en servit aucun. Les fautes de son siècle lui furent étrangères. Tout tomba plusieurs fois autour de lui, sans qu’on pût le mêler aux chutes ou lui faire honneur des victoires ; ouvrier actif pourtant, soldat plein de courage, citoyen ardent jusqu’à son dernier jour, mais qui avait pris dans le combat une place d’où il voyait plus de choses, et où la passion du bien et du juste le couvrait d’un invulnérable bouclier.

Si je regarde mes contemporains, je dirai de l’un qu’il fut l’ami constant et généreux de la monarchie, une âme antique par la fidélité, se contentant d’elle-même contre les flots du malheur et de l’opinion. Je dirai de l’autre qu’il aimait le droit des peuples à se gouverner par eux-mêmes, et qu’on l’eût pris pour un Gracque transformant l’univers en une seconde Rome et appelant tout le genre humain au droit de cité. Je dirai de celui-là que, dévoué surtout à la liberté de la pensée, de la parole et de la conscience, il avait vu dans la tribune d’un parlement le dernier terme de la grandeur humaine et de la félicité des nations. Je dirai de tous, enfin, qu’ils servirent une cause victorieuse ou vaincue, aidée des sympathies générales ou victime des aversions populaires, quelques-uns supérieurs à leur parti, et pourtant hommes de leur parti ; et, même en admirant leur génie, leur sincérité, leur foi, leur part dans la défaite ou dans le succès, je me réserverai de croire que leur vue s’était trop bornée à l’horizon de leur temps et n’en avait pas connu tout le mystère