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LE FELLAH

La coutume du château leur livrait le roi de la chasse ; elles le couronnaient de roses ou d’épines à leur choix. Lorsque je descendis au salon, je les vis occupées à martyriser Ahmed. Accroupi sur un tabouret au milieu de leur petit cercle et armé d’un violon sans archet, il chantait une chanson arabe en grattant une sorte d’accompagnement du bout des doigts.

Il me parut véritablement à plaindre, et je méditais de faire diversion à son supplice, lorsque, tout bien examiné, je m’aperçus qu’il rayonnait. Les sons comme les parfums ont le privilège de nous transporter en un instant loin de nous-mêmes, à travers le temps et l’espace. Ahmed ouvrait les yeux en homme qui revoit son pays. Peut-être même la joie des souvenirs patriotiques se compliquait-elle d’un goût d’art inappréciable à nos sens et perceptible aux siens. Sa cantilène traînante et monotone ne disait absolument rien à notre esprit ; la mélodie, âme de la musique, n’y brillait que par son absence, et pourtant il chantait non-seulement avec bonheur, mais avec conviction. Était-ce nous qui nous trompions, ou lui ? Qui peut le dire ? Un philosophe allemand s’écrierait à ce propos que le plaisir des oreilles est éminemment subjectif. Il n’y a qu’une géométrie au monde, on y compte une infinité de musiques ; dans cet art subalterne et pourtant exquis entre tous, le beau varie suivant les races et les époques. Mozart, qui est un dieu pour nous, paraîtrait un sauvage aux sauvages de l’Amérique. Phidias et Virgile l’auraient-ils mieux goûté ? J’en doute fort. La prose luit pour tout le monde, la poésie pour presque tous, la musique pour quelques-uns. La prose exprime