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été retenu trois quarts d’heure par le zèle de mes geôliers. Les portes des prisons sont avares, elles s’ouvrent plus volontiers pour recevoir les gens que pour les rendre. Bientôt après, on m’envoya un déjeuner fort appétissant pour tout autre qu’un prisonnier ; je l’effleurai à peine du bout des dents, et cette suppression de l’appétit m’inspira des idées lugubres. Je pensais que ma femme, elle non plus, n’avait pas faim, et je me demandais comment elle pourrait nourrir notre petite Suzanne. Grâce à Dieu, les hommes d’État qui disposent de la liberté des gens ne sont jamais entrés dans ces humbles détails.

Je voulus essayer de la lecture ; il me semblait qu’avec un livre je ne serais plus seul dans ma cellule. Le geôlier m’apporta le Génie du christianisme en trois volumes. Il y avait plus de vingt ans que je n’avais lu une page de Chateaubriand, sauf les Mémoires d’outre-tombe, qui ont l’air d’être écrits par un autre homme, plus vif et moins guindé que lui. Le tome Ier du Génie, feuilleté d’une main distraite, car mon esprit lui-même avait perdu l’appétit, me laissa sous une impression bizarre. D’abord l’ouvrage sentait horriblement la pipe ; sans doute parce que le corps de garde et la bibliothèque ne faisaient qu’un ; et cette odeur contrastait de la façon la plus étrange avec le style. Et puis, je me heurtais à chaque pas aux assertions les plus invraisembla-