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Elle peut menacer. Ce que je m’en moque. Dans deux minutes, je suis à la grille. Picrate s’attarde à me complimenter sur ma tournure « civile ». Mes « godillots-escarpins » feraient son affaire, mon béret basque lui irait « au poil ». Ma canne est à sa convenance. Picrate rit, s’agite. Picrate est heureux. Picrate est un sage… Partir, c’est mourir un peu. Mais c’est moi qui pars, alors c’est moi qui meurs et je lui ai laissé de quoi distraire ses mâchoires infatigables. Sacré Picrate, va ! Allons, adieu, mon vieux !

À voix basse, je prends congé des infirmières. Le silence de la cure s’appesantit sur les lits blancs où ma fuite fait rêver.

— Dis donc, Rosmor, t’as tout l’air d’un camelot du roi, s’écrie Picrate du fond de la salle qui s’éveille alors dans un brouhaha.

Aux yeux de Picrate, dit Lapin, ou de Lapin dit Picrate, camelot du roi est un titre extrêmement flatteur, honorifique et de la plus haute distinction. Sur cette amabilité, je m’incline et je gagne la porte, mais pas assez rapidement, car le dernier salut ironique de Picrate, dit Lapin, me rejoint.

— Hé ! vas-y donc, camelot !

Une infirmière m’a talonné jusqu’au bureau où je trouve sans nulle peine l’adresse de Mlle de Kergar.

Ainsi, c’était elle, la brune fiancée de mon ami Luc Gorman que je venais de trouver sous la blouse blanche, à Laënnec ? Le hasard est cocasse. Jeanne de Kergar ! la femme au joli nom d’amour qui n’a pas su aimer ! Je lui en veux presque, à cette délicieuse étudiante au masque froid et hautain de garçonne. Non vraiment, cette Jeanne aux traits réfléchis et trop calmes, ne doit pas savoir aimer ! et je songe au regard dur que j’ai surpris, alors qu’elle me parlait dans cette salle d’hôpital. Et c’est peut-être d’elle