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— Pourtant, Monsieur le directeur, il y a bien des maîtres, larges pour les débutants.

Le directeur s’est mis à rire.

— Ah ! mon gaillard, vous en avez de bonnes ! J’admire votre candeur ! Les maîtres veulent rester au pinacle. Les demi-maîtres aspirent à les remplacer. Des uns aux autres, il n’y a pas de place pour les jeunes.

Une sourde colère me gagne. Mes poings se serrent.

— Les salauds !

— Vous avez dit le mot… Pour conclure, vous me plaisez, vous avez du cran. Je ferai pour vous tout ce qu’il m’est possible de faire, mais ne vous illusionnez pas. Je ne puis pas grand chose. Tenez. Je garde ces contes que je publierai. Laissez-moi votre adresse. Revenez me voir. Voici deux cents francs pour votre travail. Ce n’est pas dans mes moyens de vous payer davantage. Je le regrette beaucoup. Au revoir mon vieux.

Je ne veux pas avoir l’air d’exulter, mais je suis bougrement content et, sur le trottoir que je foule en conquérant, je fais sonner altièrement mes talons. J’exhibe un visage radieux. « Je suis dans le bon chemin, me disais-je. J’ai trouvé le filon. » Je ne m’embarrassais point de considérations oiseuses et dans le fourmillement de la foule», condescendant, je riais à l’avenir en toisant les belles passantes. Comme le monsieur qui a fait de bonnes affaires, je me sentais d’une clémence joviale et j’avais envie de taper sur le ventre des bedonnants en leur demandant avec une tendre sollicitude : Hé, là ! mon gros, ça va ! La vie est belle, hein ?

Par malheur, Paris dont le ciel voit s’élever tant d’étoiles ne verra guère briller la mienne…

Un mois après, mon protecteur, le directeur de revue, eut la malencontreuse idée de se faire écraser par un tram et son remplaçant, un gandin, plein de morgue et de suffisance, me mit à la porte sans cérémonie !