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la voie. Mais le temps s’écoule, condensant peu à peu des regrets et le désenchantement amer des enthousiasmes qui tombent et des élans usés…

— Monsieur, m’a dit le directeur de cette revue, auquel je soumettais quelques contes, vous me permettrez de vous donner quelques conseils tout à fait confraternels, mieux, fraternels. Vous êtes jeune. Avec de la volonté vous réussirez dans la vie. Croyez-moi. Paris et le métier littéraire ne valent rien pour vous. Vous y laissez le peu de santé qui vous reste et le dernier courage que vous aurez. Et allez donc, pensez-vous que pour un cœur éperdu comme le vôtre (je l’ai senti en relisant ces feuillets) Paris soit l’abri rêvé ? Non, mon petit. Méditez ces lieux communs et retournez en Bretagne. Il vous faut outre l’air pur, les horizons tourmentés de votre montagne, les bruyères en fleurs et le chant des alouettes. Si l’on pouvait refaire sa vie je ne serai pas ici à l’heure actuelle. Métier ingrat, mon ami, que celui d’homme de lettres. On y gagne peu. On y perd tout. Tout vous dis-je. Sa belle humeur, ses dernières illusions, ses amis, son cœur. Ah ! oui ! si c’était à recommencer !… Mais j’ai cinquante ans. À cet âge, on est un homme classé, fini, usé si l’on veut se métamorphoser. Vous avez du talent, un talent qui vous sera inutile ici, permettez-moi de vous le dire et pardonnez-moi cette cruauté nécessaire. C’est une opération chirurgicale que je tente pour vous et je souhaite fort qu’elle réussisse. Ici mon garçon, pour frôler le succès, il faut et il ne faut qu’une seule chose : de l’argent. Avec de l’argent vous aurez de la publicité, des préfaciers, des secrétaires, des auteurs à la rigueur, voire des succès tout préparés et du talent à cent sous la page ! Quelques puissent être les mérites uniquement secondés par la bonne volonté, on végète…

Cet homme est sincère. Je le sais. Mais je ne plaide pas encore battu.