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— Fichez le camp !

Pour un peu, s’il l’osait, il me collerait sa semelle conquérante au derrière, mais je suis tellement maigre qu’il a peur de rater le but, ce qui ajouterait encore à son ridicule. Et il se juge suffisamment comblé. Ah ! si là-haut, au paradis des guerriers, les majors ont des comptes à rendre aux pioupious occis par leurs soins éclairés, je gage que leurs congénères n’y sont pas légion !

Pour tâcher de mériter le pain quotidien, je fais un travail effréné. À mes heures, poète, je taquine la rime. Pour oublier d’autres soucis et les exigences matérielles d’une précaire existence, j’étudie avec acharnement. C’est une façon de vaincre le mal qui me relance sans cesse.

Mais voici que mon ami Luc Gorman me téléphone. Il m’avertit qu’il me fait prendre par son auto. Lui ne conduit plus. Il a renié le volant et la griserie des émotions rapides. Lui, ne bouge plus de sa chaise longue. Prostré dans une continuelle rêverie, il n’a plus le courage de lire. Il glisse, glisse dans un profond désenchantement. Il y a à peine six mois que je le connais. Un hasard nous mit en présence dans un cabinet de consultations. Nous avons parlé, une bonne amitié a suivi.

Luc est de Paris, la grand’ville. Il est jeune, riche, et vaguement architecte. Il a trente ans dont déjà cinq de maladie. Un caprice l’a amené sans grande conviction dans notre région. Luc est fils de famille, d’une bonne famille si vous voulez. Son père fait de la politique, rien que de la politique. Luc n’a pas connu sa mère, morte jeune. Il n’a pas connu l’infinie douceur d’une tendresse maternelle. Cela explique bien des choses. Sa sœur, papillon de salons, flirte de réception en réception, court les spectacles à la mode et oublie totalement qu’elle eût un frère… Un père déchu de ses droits, n’ayant plus de devoirs, une sœur qui n’eût ni droit ni devoir. Pauvre Luc !