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ses moustaches rousses, par les allées et par les champs. Au fond, il me sera indulgent. Le veilleur de nuit, le brave Abraham, régulier et cadencé comme le réveil Jazz dont il a usurpé le nom, m’attrape chaque soir, avec entrain.

— Toujours le nouveau du no 2 !

Il y a un an que je suis là et pour lui je suis toujours le nouveau du no 2. Il est vrai qu’il ne m’a peut-être pas vu sous le même jour ! Chaque soleil couchant diffère les nuances et les couleurs. Dès que la jambe de bois du père Jazz résonne sur le linoléum, il se trame dans l’ombre des complots hilares.

— Je parie qu’il ira à Rosmor !

— Je parie que non !

On s’évertue à créer du brouhaha. Se hâtant, Abraham arrive sur moi.

— Toujours le nouveau du no 2 !

Ce qui n’empêche pas le bonhomme de me faire bonne figure sous le soleil de Dieu.

Mes amis je vais vous quitter.

Le Gall essuie ses lunettes. Est-ce vraiment ses lunettes qui s’embuent ? Il n’enragera plus quand je l’appelle Charlot, ce qui outrage sa dignité. Il fut comptable. Il incarnait à mes yeux l’esprit petit bourgeois, pondéré, débordant de cette pusillanimité étroite qu’on dénomme vulgairement le bon sens. Je dois l’effrayer par mes turbulences et mes fantaisies. Il a des pressentiments, ayant déclaré à Loyer, le lieutenant au long cours, intelligent et volubile, avec lequel j’ai eu de fréquentes discussions :

— Je ne sais pas, mais ce sacré Rosmor m’intimide. J’ai l’impression qu’il écrira tout ça, plus tard…

Non Le Gall, que tes mânes se rassurent, dans les limbes où elles s’en sont allées ! je n’écrirai pas « tout ça »! Ça me ferait trop mal. À quoi bon s’infliger des cruautés inutiles, imposer à d’autres des tortures vaines ?