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t-il, veut être applaudi. Que fera-t-il s’il a le malheur de vivre chez un peuple où l’un des sexes n’osant approuver que ce qui est proportionné à la pusillanimité de l’autre, les hommes sacrifient tout aux tyrans de leur liberté[1] ? Il coupera les ailes de son génie, tombera du beau dans le joli. On laissera tomber les chefs-d’œuvre de poésie dramatique et des prodiges d’harmonie seront rebutés ».

Rousseau écrit ces lignes en 1750. Le succès que firent les femmes par la suite à ses œuvres montre qu’il se trompe et que, de ce que les femmes aiment la clarté et l’élégance, il ne s’ensuit pas qu’elles ne doivent donner leur suffrage qu’à l’insignifiant, ni qu’elles aient rendu superficielle notre littérature. Diderot a donné une note plus juste lorsqu’il écrit : « L’âme des femmes n’étant pas plus honnête que la nôtre, mais la décence ne leur permettant pas de s’expliquer avec notre franchise, elles se sont fait un ramage délicat » qui a contribué à donner au style français sa délicatesse. Nul commerce plus avantageux, pour un homme de lettres, que celui des femmes, ajoute-t-il, qui lui apprennent à exprimer clairement et avec les nuances les plus fines leurs pensées.

Rousseau lui-même, d’ailleurs, n’a pas laissé par ailleurs de rendre hommage à l’esprit de conversation qui a tenu une si grande place dans notre littérature en donnant à la plupart des écrits la forme oratoire. Or, cet esprit de conversation est essentiellement féminin. Si donc, au xviiie siècle, nul grand génie féminin ne s’est révélé, si le siècle de Voltaire et de Montesquieu n’a produit ni une Sapho, ni une George Sand, ni une Ellen Key, si même, à cette époque où l’amour, petit dieu frivole, tient moins de place qu’il n’apparaît d’abord, nul écrivain, comme il arriva au siècle romantique, ne trouva dans une femme la raison de vivre et l’inspiratrice directe de grands chefs-d’œuvre, du moins la collectivité féminine intelligente et cultivée, dont les auteurs recherchaient avant tout les suffrages, a-t-elle donné aux écrivains le tour d’esprit indispensable à une large et rapide diffusion de leur pensée, et puissamment contribué à faire d’une clarté lumineuse, d’une simplicité élégante, l’idéal de l’écrivain français.

  1. Discours sur les sciences et les arts.