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ne laisse pas cependant de les admirer. Mme  Geoffrin, grande bourgeoise qui aurait volontiers l’esprit de sa classe et qui n’est animée de nulles convictions ardentes, de nul enthousiasme sincère pour les lettres ou la philosophie[1], mais chez qui l’équilibre et le bon sens devinrent presque du génie et qui, par sentiment obscur du grand rôle qu’elle joue en favorisant la pensée, fut le Mécène le plus généreux et le plus averti. Mme  d’Aiguillon est, elle, une admiratrice convaincue des philosophes. Pour Mme  d’Epinay, pour Mlle  de Lespinasse surtout, vibrantes, artistes, amoureuses des idées ou des hommes qui les représentent, la littérature, la philosophie furent la grande raison de vivre. Elles furent, la seconde surtout, de vraies prêtresses de la religion nouvelle.

Aussi chacun des salons a-t-il sa physionomie particulière. L’époque d’ailleurs contribue autant à les distinguer que la personnalité de la maîtresse de maison. Au début du siècle, les préoccupations littéraires triomphent. Ainsi en est-il chez Mme  de Lambert, chez la duchesse du Maine, chez Mme  de Tencin. Et la littérature y est plus en honneur que la philosophie. Hors Fontenelle, ce sont des lettrés surtout qui entourent Mme  de Lambert : La Motte Houdart, Mmes  de Caumont, de Murât, de Caylus, Dacier ; sur un ton un peu précieux encore, et en cherchant, comme la maîtresse de céans, la pointCje, les concetti, on discute littérature et c’est ce salon qui recueille les derniers échos de la querelle des anciens et des modernes. On y vise à élever son esprit et à se distraire noblement, non à instruire les hommes. N’est-ce pas Fontenelle qui a dit que, s’il avait la main pleine de vérités, il se garderait bien de l’ouvrir ? L’aristocratique Cour de Sceaux, où trône la duchesse du Maine, donne aussi la première place aux amuseurs et le Voltaire qui y est choyé, adulé, n’est pas le Voltaire des lettres philosophiques, mais l’auteur dramatique et le romancier.

La société de Mme  de Tencin, dont les beaux jours se placent un peu plus tard, vers le milieu du siècle, forme le trait d’union entre les salons de Mme  de Lambert et de la duchesse du Maine, où le xviiie siècle, littéraire surtout, se survit, et les cénacles de la deuxième moitié du siècle, où la prépondérance appartient décidément aux philosophes. Tous les beaux esprits ou presque s’y réunissent ; on y aborde tous les sujets, avec la plus grande liberté d’esprit et sans nul pédantisme. Préoccupée d’avoir des réunions agréables, brillantes et où tous puissent se plaire, Mme  de Tencin n’est au service ni d’une secte, ni d’un parti. Le salon de la maré-

  1. « Elle n’aime rien passionnément », dit Mme  Necker (Mélanges).