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réussit, par une singulière fortune et grâce à la sympathie qu’a pour elle une de ses premières clientes, la duchesse de Chartres, à être choisie pour marchandes de modes par Marie-Antoinette. Celle-ci est prise bientôt pour Mlle  Bertin d’un véritable engouement. Vrai ministre de la mode, suivant l’expression d’un de ses historiographes[1], et au grand scandale de la Cour qui d’ailleurs doit vite s’incliner, introduite dans l’intimité de la reine en dépit de l’usage qui éloignait toutes les personnes de sa classe[2], Mlle  Bertin fut plus pour Marie-Antoinette que le fournisseur favori ; elle fut une confidente, presque une amie. Son influence ne fut pas étrangère à la passion de la reine pour la parure et à la folie du luxe qui entraîna à sa suite toutes les dames de la Cour[3]. Mlle  Bertin fit plus d’une révolution dans la mode et elle fut toujours suivie docilement.

Ainsi, et ce n’est pas l’un des traits les moins curieux de l’histoire féminine au xviiie siècle, une ouvrière sortie du peuple de la province peut, même sans passer par la galanterie, mais servie simplement par son talent et sa chance, trouver une brillante fortune dans la capitale, être en faveur à la Cour et devenir une puissance avec laquelle les grandes dames doivent compter. Nulle preuve plus éclatante de la place tenue dans la vie de la France par l’industrie de la couture.

L’ouvrière elle-même est parée, aux yeux des contemporains, d’une sorte de prestige analogue à celui dont jouissent tous les artistes, tous ceux qui, par leur habileté ou leur génie, embellissent la vie. Mercier constate que la marchande de modes passe dans les palais et dans des appartements où la haute noblesse n’entre pas encore. Mais, loin de s’en indigner, il se réjouit de voir dans cette élévation la récompense méritée du génie. « Les marchandes de modes, dit-il, ont dans l’imagination des ressources inépuisables pour varier le goût de la parure…, les marchandes de modes sont des femmes artistes. Les couturières qui taillent et cousent toutes les pièces de l’habillement et les tailleurs qui font les formes et les corsets sont les maçons de l’édifice. Mais la marchande de modes, en créant les accessoires, en imprimant la grâce, en donnant le pli heureux, est l’architecte et le décorateur par excellence. »

« La petite marchande du quai de Gesvres, dit-il ailleurs,

  1. De Nouvion. Un ministre des modes sous Marie-Antoinette, 1911.
  2. Mme  Campan. Loc. cit.
  3. Ibid.